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« Laissons l’histoire de côté et parlons de l’avenir. »

FIGAROVOX/TRIBUNE – La campagne pour les élections législatives devient le théâtre d’une « hypersollicitation de l’histoire » qui nous empêche de voir la gravité et la singularité de notre époque, analyse l’historien Jérôme Fehrenbach.

Jérôme Fehrenbach est inspecteur général des finances et historien. Il est notamment l’auteur de von Galen. Un évêque contre Hitler (Cerf, 2018) et Jenny Marx. La tentation bourgeoise (Passés composés, 2021).


Le 29 janvier 2004, les ministres Noëlle Lenoir et Hamlaoui Mekachera réussissent le tour de force, à l’occasion du 60ème anniversaire de l’attentat du 20 juillet 1944, de réunir sur l’avenue Kléber devant une centaine de lycéens une table ronde faite composé des acteurs ou grands témoins de la Résistance française et allemande, Lucie Aubrac, Marie-José Chombart de Lauwe, Jacques Baumel, Philipp von Boeselager, la fille de Henning von Tresckow. Une rencontre unique. De toutes parts, de beaux témoignages de discernement sur les parcours individuels qui conduisaient de manière irréversible à la conviction du devoir de désobéir et parfois de tuer. Un lycéen a demandé à Boeselager, qui était associé à deux projets d’attaque contre Hitler, pourquoi il n’avait pas essayé à plusieurs reprises de répéter ces tentatives : « Mais, jeune homme, techniquement, c’était la guerre ! » Et le vieil homme d’expliquer : à 24 ans, ses occasions de rencontres avec Hitler étaient extraordinairement rares, surtout sur le front russe, et son principal objectif opérationnel, lié à son devoir d’État, était, au milieu de la débâcle, d’affronter trois fois des adversaires. supérieur en nombre, pour ramener au maximum les 700 cavaliers qui lui étaient confiés ; ce n’est qu’alors que son objectif moral est venu d’éliminer le chef de l’État. En d’autres termes, l’héroïsme doit composer avec le principe de réalité. C’était une invitation à beaucoup d’humilité.

De tels témoignages nous invitent à réfléchir sur le sens de l’invocation de l’histoire dans les circonstances du temps présent. L’histoire, échappée dans un monde révolu, reste un divertissement, tantôt un enchantement, tantôt un cauchemar. C’est aussi, évidemment, utile, comme point d’appui pour le présent. Rarement capable de comprendre des phénomènes de longue durée, résultant d’une multitude indissociable de facteurs – comment expliquer la décadence de l’Empire romain ? Comment expliquer le déclin de l’influence française depuis 1918 ? Mais comme point d’appui pour baliser les trajectoires collectives des nations et des sociétés. Un point d’appui, aussi, pour aider l’individu, du dirigeant au simple individu, à retracer ses choix dans l’instantané opaque et confus de l’actualité. Les hommes, dit-on, sont faits par les circonstances. Mais la connaissance d’exemples et de contre-exemples historiques peut les y préparer.

Se souvenir de la Shoah est essentiel, non seulement par respect pour les victimes de cette déshumanisation taylorisée, mais parce que le destin tragique du « Peuple élu » renvoie sans mesure nos sociétés et chacun de nous au mystère du mal, et à celui , non moins grande, de l’enchaînement et du déchaînement du mal. La mémoire de l’esclavage révèle sans cesse ce qui, chez nous comme chez nos ancêtres, est aveuglement et compromis. L’histoire de ceux qui dorment sous ces champs de croix blanches qui couvrent les plaines de France est là pour nous aider à extirper cette part d’indifférence tranquille qui encombre nos cœurs – ce sentiment qu’au fond il est normal que le fleuve de l’humanité charrie son flot de victimes collatérales et de vaincus, sacrifices anonymes de notre saga. L’Histoire, à travers certains aspects de notre devoir de mémoire, est donc un révélateur effrayant de nos renoncements, mais aussi, parfois, une illustration puissante de la grandeur et de la beauté qui se déploient dans notre humanité.


Le mal, compagnon du destin humain, prend sans cesse des apparences différentes, et il est vain, pour le circonscrire et le vaincre, de chercher une éternelle concordance entre les masques du présent et les figures du passé.

Jérôme Fehrenbach

L’histoire est aussi un réservoir d’exemples, et donc un outil, non pas pour apporter des remèdes, mais pour aider, sur le moment, à prendre les décisions appropriées, fondées sur la conscience ou les intérêts. Thucydide n’est pas seulement un narrateur, il est l’analyste impitoyable des ressorts du cœur humain et des sociétés politiques, de nombreux passages de la guerre du Péloponnèse offriraient toujours matière à inspiration sur les conflits qui ont ensanglanté le monde depuis la guerre en Irak. Les discours que Tite-Live met dans la bouche des orateurs de la République sont conçus comme des réflexions mobilisables pour le présent. Les témoignages de parcours individuels, y compris les biographies, fournissent des outils pour exercer le discernement dans le monde d’aujourd’hui. Un outil n’est pas un remède ou une solution, et l’histoire, écrite à travers le prisme déformant de ceux qui y ont survécu ou dont la moralité leur a valu l’estime du public, ne fournit qu’un reflet biaisé d’une réalité éphémère.

Faut-il pour autant invoquer constamment l’histoire ? L’histoire bégaie, bien sûr. Mais elle ne divague guère. Le mal, compagnon du destin humain, prend sans cesse des apparences différentes, et il est vain, pour le circonscrire et le vaincre, de chercher une éternelle concordance entre les masques du présent et les figures du passé. Durant la Révolution, les défenseurs de Louis XVI invoquent l’exemple désastreux de Charles Ier et de Cromwell : cela ne sauve pas le roi. D’autres se cachent derrière les héros de la République romaine, de Brutus à Caton, exaltent Léonidas aux Thermopyles, sans changer le cours des choses.

Depuis plusieurs mois et plus encore depuis plusieurs jours, les évocations stylisées se multiplient. Nous nous moquons à juste titre de Vladimir Poutine et de ses parallèles entre l’Ukraine et l’envahisseur nazi. Mais faisons-nous mieux ici en termes de rapprochements et de fusions ? La référence au « Fort Chabrol » manque encore dans la confusion autour de l’état-major républicain, puisque l’épisode historique de 1899 est plus incroyable que dramatique. Mais pourquoi demander l’appel du 18 juin au soir des élections du 9 juin pour faire honte à un opposant ? Qu’au lendemain des élections du 9 juin certains aient voulu marquer leur indépendance est naturel, mais était-il indispensable de se vanter d’avoir « traversé la Manche » pour rejoindre la « France Libre » ? Nous glissons vers l’anathème, et de l’anathème vers l’usurpation. Le terme « pétainiste » est brandi au même moment. L’alliance avec le Rassemblement national est devenue un nouveau « Munich ». La vision simpliste de la division manichéenne du bien et du mal justifie-t-elle l’appropriation du nom de « Front populaire » et la captation de son héritage dans notre imaginaire ? Cette usurpation n’augure rien de bon, compte tenu de la courte longévité au pouvoir de Léon Blum et de ses alliés pendant un temps (moins de 22 mois).


Les grands personnages de notre histoire ne peuvent se réduire, devenus figures de rhétorique, à servir de repoussoir, d’alibi, d’écran à nos ambiguïtés voire à nos turpitudes.

Jérôme Fehrenbach

Le risque est d’abord de dénaturer la réalité historique subtile et complexe au profit de versions abrégées transformées en instruments de propagande tendancieuse. Mais l’Histoire est rarement une épopée lumineuse. Les accords de Munich de septembre 1938, peu satisfaisants, ne sont pas le résultat d’une lâcheté impulsive de Daladier, mais d’un retrait tactique réfléchi en considération des intérêts fondamentaux de la nation, dans la volonté d’achever l’équipement de l’armée. L’aviation française par rapport aux intérêts fondamentaux du pays, avec le niveau d’information dont disposait le président du Conseil – ce dernier ne pouvait savoir dans quelle mesure certains éléments de l’état-major allemand attendaient une position ferme de la France pour ne pas mettre Hitler et le retirer de ses projets.

Un risque plus grand apparaît pour la conscience collective dans ces sollicitations instinctives de l’histoire : on banalise, on aplatit les reliefs, on affaiblit les expressions, on vide le sens des concepts que les spécialistes se sont efforcés de déformer, comme celui de génocide. Les « odeurs nauséabondes » déversées depuis plusieurs mois par X sur les téléviseurs ne produisent plus aucun effet sensoriel. Les contours d’un « génocide » semblent s’estomper à mesure que le mot est répété. Le « monde libre » tant chanté le 6 juin 2024 sur les plages du Débarquement s’accommode des QR codes et de l’hyper-conformité, qui nous font craindre d’être espionnés même dans nos conversations privées. L’utilisation excessive de l’histoire dans le langage politique commun ne contribue en rien à promouvoir la démocratie. Les orateurs et les auditeurs méritent mieux que ces installations.

Pour une fois, laissons un peu de côté l’histoire et les passions françaises, parlons de l’avenir, des programmes, des responsabilités. Ne cédons pas aux tentations faciles de l’usurpation historique. Les grands personnages de notre histoire ne peuvent se réduire, devenus figures de rhétorique, à servir de repoussoir, d’alibi, d’écran à nos ambiguïtés voire à nos turpitudes. Ils regretteraient de nous empêcher de voir la gravité et la singularité de notre époque.

Ray Richard

Head of technical department in some websites, I have been in the field of electronic journalism for 12 years and I am interested in travel, trips and discovering the world of technology.

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