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« La transition démographique est socialement déstabilisante »

La Croix : L’évolution démographique – en particulier le vieillissement de la population – peut-elle éclairer la situation politique actuelle ?

Alain Villemeur: La transition démographique que nous vivons est un phénomène majeur, pourtant largement absent du débat public. Nous vivons de plus en plus longtemps, ce qui est une bonne nouvelle. La part des personnes âgées de plus de 65 ans représente actuellement 22% de la population. Elle sera de 27% en 2040. On parle de plusieurs millions de personnes, c’est un fait massif.

À 65 ans, l’espérance de vie en bonne santé est encore en moyenne de dix ans. Mais les très nombreuses générations de l’après-guerre – ce que nous appelons le baby-boom – arrivent à un âge avancé. Or, selon les gérontologues, la fréquence des maladies chroniques augmente à partir de 75 ans. Après 85 ans, le risque de perte d’autonomie augmente.

Encore une fois, nous parlons de millions de personnes qui ont besoin de soins supplémentaires ou dont la dépendance doit être combattue si elle se présente. La transition démographique génère des coûts élevés – qu’il s’agisse des retraites, des soins de santé ou des soins de dépendance. C’est donc déstabilisant sur le plan social.

Les Français se plaignent d’une détérioration des services publics, qui alimente en partie le vote en faveur du Rassemblement national, alors même que les dépenses publiques augmentent et que les déficits se creusent. Est-ce lié aux coûts générés par le vieillissement de la population ?

UN V: Pour financer les dépenses supplémentaires nécessaires en matière de protection sociale, il faudra trouver des ressources à hauteur de 10 milliards d’euros supplémentaires par an. C’est un vrai défi.

Environ la moitié du déficit public actuel de la France est dû à des déficits sociaux – retraites et dépenses de santé – et donc en gros à des problèmes liés à l’augmentation de l’espérance de vie, ce qui, rappelons-le, est une bonne chose ! Mais force est de constater que le vieillissement de la population, qui se manifeste de manière significative dans les comptes publics depuis une vingtaine d’années, réduit les marges de manœuvre financières pour financer d’autres priorités.

Cela conduit également à la nécessité de travailler davantage et donc de réformer les retraites. Ce qui n’est pas sans susciter colère et tensions.

Justement, la forte opposition à la réforme des retraites adoptée en 2023 s’est-elle traduite dans les votes ?

UN V: Cela me semble évident. Il suffit de lire les programmes présentés pour les prochaines élections législatives : aussi bien le Nouveau Front populaire que le Rassemblement national promettent de revenir sur cette réforme, ce n’est pas un hasard. La décision de relever progressivement l’âge de la retraite de 62 à 64 ans a été jugée injuste par une partie de la population qui travaille dur et n’est pas en bonne santé.

Comme nous l’avons dit, à 65 ans, l’espérance de vie moyenne en bonne santé est de dix ans. C’est une moyenne qui est vraie pour une majorité de personnes. Mais on estime que 30 à 40 % des personnes âgées de 62 à 65 ans souffrent de problèmes de santé et n’envisagent pas du tout de continuer à travailler.

Cela dit, il faudra travailler plus longtemps et d’autres réformes seront nécessaires car la population vieillit et il faudra trouver un moyen de financer ces coûts supplémentaires. Le défi est de rendre ces réformes acceptables par la société.

A la présidence, on considère par exemple qu’il est préférable de jouer sur la durée de cotisation plutôt que sur l’âge minimum légal pour que ces réformes soient mieux acceptées. La France dispose également d’une marge d’amélioration du taux d’emploi des seniors, inférieur à la moyenne européenne. Seuls 57 % des 55-65 ans sont salariés en France, contre 73 % en Allemagne et 82 % en Suède.

Les entreprises devront faire un effort pour conserver dans l’emploi les seniors qui ont de l’expérience et une valeur ajoutée significative. C’est une source de richesse qui permet de financer des dépenses supplémentaires de protection sociale. Il n’y a aucune raison pour que la France fasse exception sur ce point.

Dans le même temps, la natalité baisse…

UN V: La population vieillit en effet par le haut – l’augmentation de l’espérance de vie – et par le bas – la baisse de la natalité. Le taux de fécondité a oscillé entre 1,8 et 2 enfants par femme jusqu’en 2010, date à laquelle un pic a été atteint. Depuis, la baisse s’est poursuivie, atteignant 1,68 enfant par femme en 2023, ce qui est insuffisant pour assurer le renouvellement générationnel.

Si l’on poursuit ces tendances sans les exagérer, le taux de fécondité pourrait être ramené à 1,3 enfant par femme d’ici quinze ans, au niveau actuel de l’Italie et du Japon. Sans mesures proactives, le nombre de jeunes qui entreront sur le marché du travail diminuera donc automatiquement.

Alors qu’une partie de la population est tendue sur la question migratoire, le recours à l’immigration sera-t-il pour autant incontournable ?

UN V: Globalement en Europe, la population active ne croît que grâce à l’apport de l’immigration. La France, qui maintenait jusqu’à présent une fécondité supérieure à la moyenne, se trouve dans une situation intermédiaire. Sa population active continue de croître naturellement de 50 000 personnes par an, ce qui reste cependant insuffisant pour répondre aux besoins de l’économie. Certaines professions – médecins, ingénieurs, aide-soignants – manquent cruellement. Ce problème va s’accentuer : selon les démographes, si l’on suit les tendances actuelles, la population active diminuera à partir de 2040.

Il existe trois leviers pour relever la barre : augmenter le nombre de seniors occupés, augmenter la fécondité ou recourir à l’immigration. La fécondité devrait être augmentée grâce à des politiques familiales plus actives. Mais le résultat est incertain. La décision d’avoir ou non des enfants est multifactorielle. Les revenus, le coût de l’immobilier, la répartition des tâches ménagères au sein du couple entrent en jeu… Toutes ces causes s’entremêlent et on ne sait pas vraiment quel levier actionner le plus efficacement. Le Japon a dépensé beaucoup d’argent dans des politiques familiales qui n’ont pas réussi à endiguer la baisse de la fécondité.

Le recours à l’immigration de main-d’œuvre s’avère d’autant plus nécessaire ; nous ne pouvons pas nous en passer. Élue sur un discours anti-migrants, la présidente du Conseil italien Giorgia Meloni a fini par y parvenir en accordant des quotas d’immigration.

Les retraités sont de plus en plus nombreux mais aussi, en moyenne, mieux lotis que les jeunes. Est-ce une source potentielle de tensions ?

UN V: Au niveau familial, la solidarité intergénérationnelle fonctionne bien, tout le monde le constate : dons de temps, d’argent, aide à l’éducation ou à la garde des enfants, soutien aux parents âgés… tout cela existe largement. Mais d’un point de vue plus « macro », il existe d’importantes sources de conflits intergénérationnels latents.

Globalement, le niveau de vie moyen des jeunes est inférieur à celui des retraités. Leur taux de pauvreté n’a cessé d’augmenter alors que celui des retraités est en baisse constante. Actuellement, 20% des jeunes de moins de 18 ans ont un niveau de vie en dessous du seuil de pauvreté, c’est également le cas de 19% des jeunes de 18 à 29 ans. Celui des retraités de plus de 65 ans est deux fois plus bas.

Autre indicateur : le revenu moyen des 25 ans était 10 % supérieur au revenu moyen il y a cinquante ans, il est aujourd’hui 10 % inférieur à cette moyenne.

La situation des moins de 30 ans est véritablement préoccupante. Ils souffrent d’un taux de chômage élevé – même si la réforme de l’apprentissage a été très bénéfique – et sont confrontés à la difficulté de se loger, alors que 70% des seniors sont propriétaires de leur logement… et je ne parle même pas des angoisses liées au changement climatique.

Se sentir « sacrifiés » par rapport aux générations précédentes peut alimenter la distance entre les jeunes et la sphère publique – avec l’abstention comme symptôme – et mettre à mal la solidarité entre les générations. Certains peuvent être tentés de contourner le paiement des cotisations sociales – par exemple en recourant à une assurance privée – estimant qu’ils n’auront pas la possibilité de bénéficier à leur tour d’une pension.

Les ressources consacrées à la jeunesse sont clairement insuffisantes. Depuis le début des années 2000, les dépenses d’éducation par habitant pour les moins de 25 ans ont augmenté moins rapidement que le PIB par habitant. L’intégration des jeunes sur le marché du travail doit être une priorité et faire l’objet d’un financement massif.

Comment financer les besoins d’une population plus âgée, sans sacrifier les plus jeunes ?

UN V: Nous croyons que les aînés doivent être impliqués. Par exemple, nous ne pensons pas que la perte d’autonomie doive être financée par un impôt ou une cotisation supplémentaire qui toucherait tout le monde, y compris les jeunes. C’est aux seniors de le financer, par exemple via une assurance dépendance versée dès 45 ans.

L’intérêt bien compris des seniors est que les jeunes réussissent à s’intégrer sur le marché du travail pour que la solidarité intergénérationnelle fonctionne bien. Il serait donc bénéfique pour tout le monde qu’ils contribuent à financer davantage de programmes d’éducation et d’intégration.

Il existe différentes options : une augmentation de la CSG versée par les retraités les plus riches. Voire une contribution au patrimoine. Aujourd’hui, on hérite vers l’âge de soixante ans, contre une moyenne d’âge de 45 ans il y a cinquante ans. Il y a donc un effet cumulatif : le patrimoine des seniors se transmet… aux seniors ! Ces derniers disposent d’un patrimoine immobilier considérable.

Un impôt sur les grandes fortunes immobilières pour financer l’éducation des jeunes aurait du sens. Le choc du vieillissement peut être surmonté, mais il nécessite des réformes ambitieuses.

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Le vote des seniors

Les écarts de participation selon l’âge sont très marqués et ont progressé au cours des vingt dernières années. Seuls 28% des moins de 30 ans ont voté au second tour des élections législatives en 2022, contre 59% des 65 ans ou plus, soit un écart de 31 points. Il était de 25 points en 2002 (45 % contre 70 %).

En 2022, c’est chez les électeurs âgés de 70 à 79 ans que le vote systématique était le plus élevé (54 %) et parmi les plus jeunes, le plus rare (17 % des moins de 25 ans).

Lors des élections européennes du 9 juin la participation est passée à 62% chez les 65 ans et plus contre 41% chez les jeunes de moins de 35 ans.

Les 65 ans et plus ont voté à 25 % pour le RN ; 23 % pour Renaissance ; 18 % pour Place publique-PS ; 10 % pour les Républicains ; 8% pour la Reconquête !.

William Dupuy

Independent political analyst working in this field for 14 years, I analyze political events from a different angle.
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