Professionnels de santé, associations et anciennes patientes atteintes d’un cancer du sein dénoncent une campagne de sensibilisation utilisée de plus en plus à des fins commerciales par les grandes entreprises et un marketing mièvre autour de la maladie.
« C’était tellement dégoulinant« . Jeudi 10 octobre 2024, Chloé, réalisatrice marseillaise de 47 ans, se souvient être entrée dans une cafétéria d’entreprise dans le cadre d’un tournage. Quelle mauvaise surprise ce fut lorsque le le directeur constate que le lieu a été entièrement décoré en rose »avec des fraises tagada, un panier rempli de bonbons et une inscription ‘décoration octobre rose’« , dit-elle.
Profondément mal à l’aise avec ce décor, Chloé se souvient de son impression « assister à un mariage dans une salle des fêtes » en pleine campagne de sensibilisation contre le cancer du sein. Malgré tout, le réalisateur s’interroge : cette vente sera-t-elle destinée à un organisme de lutte contre le cancer ? Négatif, selon la vendeuse présente sur place.
Elle, qui a été touchée par un cancer du sein, ressent une forme de colère depuis son passage à la cafétéria : « TTous ceux qui enduisent des fonds roses, se piquent de mettre du glaçage rose sur leurs pâtisseries dégoulinantes et gonflent des ballons comme s’ils fêtaient un anniversaire. Sans panneaux de sensibilisation et sans reverser aucun de leurs bénéfices. Le cancer n’est pas une fête, le cancer n’est pas rose et ne fait certainement pas l’objet d’une réappropriation marketing tapageuse et dégoûtante.« , a-t-elle écrit sur Facebook.
Marketing rose pastel à la Disney, injonction genrée et surtout commercialisme… les critiques émergent, difficilement, sur Octobre Rose, dans un contexte où la campagne est surreprésentée et valorisée par les pouvoirs publics. En 2019, dans une carte blanche publiée sur son site, le planning familial dénonçait également une forme de glorification de la maladie et de capitalisation de la sensibilisation par les grands groupes : «Le sein symbolise la femme, l’amour, la maternité, la sexualité… Poumons, intestins, prostates n’invitent pas le même imaginaire ! Il n’est pas étonnant que le marketing social ait choisi le cancer du sein plutôt que tout autre cancer. Tant mieux pour financer la recherche et les associations de lutte contre le cancer du sein mais… Dès le début, aux USA, Pink October s’est associé à de grandes entreprises cosmétiques et à des laboratoires pharmaceutiques pour mener à bien ses actions.« .
Ce mercantilisme fait aussi de Caroline Bellegarde, cofondatrice de la « Bande des Crânes Rasés », une association marseillaise regroupant des jeunes femmes touchées par la maladie. Elle dénonce également les pratiques abusives de certaines entreprises qui s’approprient le cancer du sein à des fins monétaires : « Octobre Rose est devenu un argument de vente. Récemment, dans un magasin, j’ai vu des caissières avec un t-shirt rose et avec à leurs côtés une petite tirelire pour une association. Quand je leur demande s’ils savent ce qu’est Octobre Rose, ils n’en ont aucune idée.
Lorsqu’elle luttait elle-même contre la maladie, Caroline se souvient aussi d’une forme d’exploitation du vécu des patients par de grands groupes sans aucune rémunération financière derrière : « On m’a demandé de voyager pour un spot publicitaire national sans même payer le billet de train !« . Sur Instagram, elle résume ainsi ce marketing jugé scandaleux : « Certains veulent qu’on consomme tandis que d’autres consomment« .
Cette appropriation par les entreprises interroge aussi Cécile Bour, radiologue et membre de l’association « Cancer rose« qui fait campagne pour l’information »équitable » Et « objectif« à propos du dépistage par mammographie. »Un grand groupe comme Cora propose des articles dont une partie des ventes est reversée à des associations ou des fondations, mais pour quelle recherche exactement ? Pourquoi les femmes sont-elles poussées à courir et à vendre sans savoir exactement à quoi servira cet argent ? Si cette cause est si importante, pourquoi ne reçoit-on que 0,50 centime sur une vente ?« , s’agace-t-elle.
Cette marchandisation et cette injonction constituent une violence envers les femmes touchées par la maladie. Ils peuvent notamment participer au déni des expériences traumatisantes derrière ces voyages : « Cela peut être vu comme un sentiment de culpabilité de normaliser et de bien vivre ces longs voyages, cette irruption traumatisante dans leur vie de la levée de la répression de leur mortalité, l’ignorance agressive de l’impact social sur la vie du cancer quand on sait que plus d’une femme sur quatre vit seule avec le cancer ou est abandonnée pendant la maladie« ‘, explique Marie Ghigho, psychologue. Alors, est-il possible de faire mieux ? Chloé appelle à une sensibilisation plus sobre et surtout axée sur les femmes de moins de 50 ans.plutôt que de dépenser de l’énergie en décorations« . De son côté, le docteur Bour préconise une action plus directe auprès des patients sans intermédiaire financier : «Si vous connaissez une personne concernée, proposez-lui d’aller faire du shopping ou de l’emmener au cinéma.« . Elle milite également pour une information informée sur le cancer, notamment autour de la question du dépistage, qui présente à la fois des avantages et des limites : « Il est nécessaire que des informations justes et équitables soient distribuées aux femmes« , déclare le radiologue. Fidèle, juste, informé… mais surtout pas rose.