Les modalités de vote des assemblées parlementaires sont traditionnellement l’objet d’une technicité qui désintéresse aisément le débat public. Pourtant lourds d’enjeux, ces éléments mathématiques de désignation des parlementaires sont aujourd’hui devenus incontournables. Les partis politiques de toutes tendances ont défendu l’iniquité, le caractère injuste de la représentation actuelle, jusqu’à mettre la question de la représentativité au cœur de la bataille contre la perte de confiance. La représentation proportionnelle est sur toutes les lèvres, elle est devenue « à la mode » ; mais peut-elle résoudre tous les maux ?
La représentation proportionnelle donne aux partis un nombre de sièges « proportionnel » au nombre de voix obtenues. La représentation proportionnelle est donc étroitement liée à l’expression démocratique du vote. Elle promet à chaque participant aux élections contestées – après avoir atteint un seuil minimum de voix – d’obtenir une représentation.
Conséquence directe, cette représentation est particulièrement fragmentée puisque les « micro-partis » obtiennent des micro-candidats et les vainqueurs se retrouvent particulièrement représentés. A cela s’ajoute l’effet loupe du scrutin à un tour. On n’a plus la possibilité, comme on le dit aux Français à chaque scrutin, d’avoir un tour pour choisir et un tour pour éliminer. On choisit et on représente tout le monde immédiatement.
Un mode de scrutin pas si décisif
La représentation proportionnelle est apparue assez tardivement dans l’histoire de la Troisième République, notamment sur un modèle de droit comparé venu d’Europe proche, mais elle a contribué à consolider le modèle « communal » français en fournissant une base aux partis qui ont permis l’expression de toutes les luttes de l’époque : syndicales, religieuses, idéologiques. Il ne faut pas maximiser la culture du compromis qui a existé pendant les périodes de représentation proportionnelle à l’Assemblée nationale sous les Troisième et Quatrième Républiques, ni imputer à la représentation proportionnelle tous les maux de l’instabilité de l’époque.
En réalité, les tendances lourdes de ces deux régimes ne furent pas modifiées par le mode de scrutin : influence étouffante des appareils partisans, arrangements texte par texte, adoption longue des mesures législatives, impossibilité pour les gouvernements de mettre en œuvre un programme en raison de l’instabilité provoquée par des revirements incessants, mouvements de l’Assemblée nationale fondés sur des alliances partisanes imprévisibles… Ni le scrutin majoritaire d’arrondissement ni la proportionnelle ne purent endiguer ces phénomènes politiques. La proportionnelle n’offrit pas un tableau parfait en 1958 lors de l’instauration de la Ve République, au point de conduire au vote d’une Constitution « réactionnaire », suivant une coutume typiquement française.
L’idéal de la Ve République
En 1958, le postulat décrit par Michel Debré dans son célèbre discours de présentation de la Constitution au Conseil d’État était celui de l’équilibre du régime sur les modalités de scrutin, même si elles ne figurent que dans une loi ordinaire afin de pouvoir les adapter plus facilement. La Constitution de la Ve République repose sur l’idéal suivant : une majorité à l’Assemblée nationale d’où émane un gouvernement qui est en accord avec le président pour faire voter au suffrage universel direct un programme choisi par le peuple français.
Rien n’est plus démocratique que ce vote majoritaire, générateur d’un fait majoritaire qui, certes, colore politiquement toutes les hautes institutions, mais qui permet à la volonté majoritaire des Français de s’imposer pendant la durée du mandat. C’est la faute de Rousseau, comme dirait Gavroche, puisque nous savons, en bons Français, que « la volonté générale ne peut pas faire de mal »Il semblait, en 1958, que ce discours était une victoire inespérée sur les traumatismes de l’histoire et que la stabilité obtenue par la Constitution de la Ve République était un miracle.
La dictature de la majorité
Et aujourd’hui, après la crise du référendum de 2005, un soulèvement des bonnets rouges, des gilets jaunes, un procès du siècle, une réforme des retraites avec ses barricades insurrectionnelles des inégalités sociales, ce discours n’a plus le droit d’exister. La stabilité des majorités est considérée comme une dictature (comme le craignait Tocqueville), la stabilité du gouvernement est considérée comme de l’autoritarisme, et les pouvoirs forts du président sont considérés comme du césarisme.
Le mode de scrutin contribuerait certainement à calmer cette image de passage en force. Avec ses subtilités et ses nuances, le scrutin proportionnel peut, par sa précision en termes de nombre de voix, apaiser le sentiment d’injustice. Mais pour réussir son examen de conduite dans une Assemblée de près de 577 députés, élus entièrement à la proportionnelle, encore faut-il avoir atteint la majorité !
Le bilan de la Troisième République
Puisque le retour au vote dans la Troisième République appelle à s’interroger sur ses mécanismes, il convient de rappeler les éléments politiques qui l’ont fait équilibré. Parmi tant d’exemples, la loi sur la séparation des Églises et de l’État en 1905 a mis plusieurs années à être négociée, le président de la République a été plusieurs fois contraint d’abandonner l’hypothèse d’une réforme de la Constitution tant qu’elle ne faisait pas consensus, le Sénat a joué un rôle de contre-pouvoir suffisant pour endiguer la crise du boulangisme et stabiliser le régime ; la Troisième République a été celle des contre-pouvoirs silencieux.
Bref, il faut encore savoir pratiquer le consensus avant d’envisager une gouvernance par près de 11 nuances de partis politiques – c’est le nombre exact de groupes parlementaires représentés aujourd’hui à l’Assemblée nationale ! – dans un climat délétère d’urgence législative appelé par la crise de confiance.
Représentant l’opposition
La proportionnelle intégrale met certes un terme aux légitimités des appareils et des « fronts » appelés par les réunions du second tour, mais il faut la penser comme une situation de compromis permanent. Fini les majorités « godillots », le « parti vainqueur » dispose d’un nombre de sièges tellement insuffisant pour gouverner qu’il est forcément en alliance avec plusieurs autres. Adopter la proportionnelle sans modifier la motion de censure, c’est accepter l’idée qu’à chaque désaccord, la majorité négative gouverne. La querelle de légitimité qui émane de l’été 2024 serait permanente : qui aura des représentants au sein des instances dirigeantes ? Qui pour représenter l’opposition ?
Le choix du gouvernement repose, sous la Troisième République, sur des équilibres délicats : cartels et gouvernements serrés ne sont jamais réellement renouvelés, trois membres de l’ancien cabinet se retrouvent dans un gouvernement et ainsi de suite, au point que l’instabilité ministérielle de l’époque se matérialise par une stabilité paradoxale du personnel ministériel. Il faudrait donc imaginer que le Premier ministre ne représente pas le « vainqueur » et qu’il soit capable de gouvernements d’unité nationale, comme en 1910, ou de gouvernements d’affaires.
Le rôle du Président de la République
Que dire alors du président de la République élu au suffrage universel direct, face à cette Assemblée proportionnelle ? Il ne pourra plus être en accord perpétuel avec la gouvernance parlementaire pratique et en constante évolution, il reviendra « inaugurer les chrysanthèmes » (Le général de Gaulle), alors que la France réclame encore, avec trop d’orgueil pour l’admettre, un « homme providentiel ». Il faut composer toute une partition autour de cette nouvelle musique de la proportionnalité, sinon l’improvisation prédominera dans la disharmonie.
L’épreuve parlementaire qui nous est proposée aujourd’hui est l’occasion d’adopter une culture du compromis indépendante du mode de scrutin unique. Ouvrir l’Assemblée à la proportionnelle par dose (comme cela existe au Sénat en Allemagne) permettrait de conserver les avantages des deux systèmes sans être réduit à une logique de « rançon » aux partis qui « réclament » cette proportionnelle pour attiser encore davantage les braises ardentes du désaveu de la classe politique. « Le reste dépendra des hommes », prophétisait le général de Gaulle ; c’est à eux de prendre en main le destin de l’Assemblée, sans confondre le sien avec le leur.
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