« La musique ne doit jamais cesser de résonner dans le village ». Si les musiciens marocains de Joujouka ont emmené leurs airs d’influence soufie à Glastonbury, ils les perpétuent aussi chez eux, lors d’un festival confidentiel qui attire des passionnés du monde entier.
Il est une heure du matin lorsque 15 musiciens, vêtus d’épaisses djellabas en laine typiques de la région, entrent sur une scène dressée sous une grande tente caïdale, dans une cour bordée d’oliviers.
Dans la petite ville montagneuse de Jajouka, au nord du Maroc, le son strident des ghaytas (sorte de hautbois) enveloppé par le rythme saccadé des tbels (percussions) remplit l’espace, sans amplificateur ni haut-parleur.
La performance instrumentale hypnotique dure près de trois heures sans que le rythme ne baisse.
Chaque printemps, les maîtres musiciens de Joujouka, dont la musique remonte à 4 000 ans selon la légende, accueillent une cinquantaine de personnes qui vivent au rythme de la musique et de la nature pendant trois jours.
«C’est une expérience merveilleuse»confie à l’AFP John Egan, musicien originaire du Royaume-Uni, ancien membre du groupe de rock psychédélique Ozric Tentacles. « C’est une musique incroyablement puissante. Il est presque impossible d’avoir plusieurs musiciens jouant juste à ce rythme. ».
-Brian Jones-
La notoriété internationale du groupe revient au fondateur des Rolling Stones, Brian Jones, qui lui a dédié un album posthume : « Brian Jones présente les pipes de poêle chez Joujouka » (1971).
À l’été 1968, l’artiste, miné par les tensions avec ses acolytes des Stones, se rend au Maroc pour enregistrer en une nuit des musiciens du village de Jajouka.
Avant sa mort en 1969, la rockstar anglaise finalise l’album et choisit la pochette du disque, un tableau le représentant parmi les musiciens, de l’artiste marocain Mohamed Hamri.
Ce dernier, originaire du village, a joué un rôle déterminant dans les années 1950 en faisant sortir cette musique de l’anonymat auprès d’intellectuels et d’artistes étrangers comme Paul Bowles, Brion Gysin ou William Burroughs.
Cette notoriété a permis aux musiciens de parcourir le monde mais des désaccords ont conduit à une scission au début des années 1990 : il y a depuis les maîtres musiciens de Joujouka, et ceux de Jajouka — dirigés par le musicien marocain Bachir Attar — qui ne vivent plus à le village mais se produisent dans des spectacles.
« Cette musique s’est développée dans le monde parce qu’elle maintient quelque chose de vivant auquel les gens peuvent s’identifier, comme une ancienne connexion spirituelle »estime Frank Rynne, un Irlandais à l’origine du festival Joujouka en 2008, prévu cette année sur deux dates en raison de la forte demande.
Le groupe Joujouka, qui a notamment joué au célèbre festival anglais de Glastonbury (2011, 2023) et au Centre Pompidou à Paris (2016), s’inscrit dans une tradition soufie réputée apaisante pour l’âme.
« La baraka »
« C’est grâce à la baraka de Sidi Ahmed Cheikh que notre musique a réussi à devenir mondiale »assure Ahmed El Attar, 67 ans, le raïss (chef) du groupe Joujouka, en référence au saint soufi arrivé dans le village au XVe siècle.
Pour que son esprit ne disparaisse pas, « la musique ne doit jamais cesser de résonner dans le village »il ajoute.
Le saint soufi, enterré dans le sanctuaire du village, a donné le pouvoir de la musique à « guérir les âmes »» raconte Abdessalam Rrtoubi, 64 ans, qui joue de la ghayta.
Cette vertu thérapeutique aurait fait son effet sur un habitué du festival, Haitaro Hanamura.
« L’année dernière, j’avais mal au dos, le raïss m’a fait un massage au sanctuaire et ça m’a vraiment soulagé »assure ce musicien japonais de 57 ans, fasciné par les performances de Joujouka et de retour pour la sixième fois depuis 2016.
Le point culminant du spectacle est l’entrée sur scène de trois garçons, habillés avec les vêtements des femmes de la région, présageant, selon la tradition, l’arrivée de Boujloud, figure mythologique mi-homme mi-bouc.
Les lumières s’éteignent, un grand feu est allumé devant la scène et le « monstre » arrive en dansant et en agitant deux branches d’arbustes. La légende raconte que les coups légers portés par Boujloud sur les spectateurs apportent bénédiction et fertilité.