La guerre en Ukraine est-elle la nôtre ?
Alors que la guerre déclenchée par la Russie se poursuit en Ukraine, les Français s’interrogent sur leur place dans ce conflit. Pour le trouver, encore faut-il identifier les objectifs poursuivis par la Russie, au-delà de son récit de guerre, et les conséquences pour la France et l’Europe.
Pourquoi Vladimir Poutine a-t-il ordonné l’invasion de l’Ukraine ? La fable d’une intervention justifiée par les agissements hostiles de « Juif-Nazi » Zelensky contre la deuxième puissance nucléaire du monde, trois fois plus peuplée et mieux armée, ne mérite pas notre attention. Peut-on dire avec plus de raison que l’OTAN aurait menacé la Russie en s’étendant vers l’Est, malgré les engagements pris par les Américains ? Les archives témoignent en effet de certains échanges verbaux à ce sujet, relatifs principalement à la RDA ; La réunification allemande et la dissolution de l’URSS les ont rendus obsolètes. En revanche, la signature russe figure au bas du mémorandum de Budapest qui garantissait les frontières de l’Ukraine en échange de sa renonciation aux armes nucléaires stationnées sur son sol. Les Russes qui ignorent si allègrement leurs engagements officiels semblent très préoccupés par les paroles en l’air.
Moscou tente de présenter l’OTAN comme une réplique américaine du défunt Pacte de Varsovie et ne semble pas voir d’autre destin pour les Européens que d’être divisés en zones d’influence. Leur argument révèle une vision de l’Europe comme un espace privilégié pour leur projection de puissance. Il existe cependant une différence de nature entre une alliance défensive librement contractée et l’alliance forcée imposée par un régime totalitaire, qui d’ailleurs se dissout dès que la pression s’apaise ne serait-ce qu’un peu. L’OTAN ne s’est pas développée à la manière de l’empire territorial soviétique, mais parce que les pays libérés ont saisi l’opportunité de s’assurer un réveil impérial à Moscou et une nouvelle occupation. Avaient-ils vraiment tort ?
L’Alliance a certainement ses défauts et ses limites. Si la réalité des rapports de force rend indispensable l’engagement des Américains, leur poids disproportionné devra à terme être rééquilibré par un engagement accru des Européens. Quoi qu’il en soit, l’OTAN est bel et bien le pilier de la sécurité collective européenne. Le général de Gaulle ne s’est pas trompé. Ayant quitté le commandement intégré, il n’a jamais remis en cause l’organisation. Considérer, comme le font certains commentateurs, qu’une guerre en Europe n’est pas l’affaire de la France mais de celle des Russes et des Américains, ce serait intégrer notre vassalité. De Gaulle n’aurait jamais commis cette erreur, qui enfermerait l’Europe dans l’atlantisme faute d’alternative (même à long terme) et permettrait aux Américains de monétiser leur protectorat à tout prix ; celle que pourrait fixer Donald Trump, s’il était élu, pour financer le BITD américain et réarmer contre la Chine par exemple…
On dit encore que les Américains ont provoqué les Russes. En fait, ils pratiquaientbâtiment ennemi avec une Russie qu’il n’était pas nécessaire de pousser tant les points de friction étaient nombreux. Puissance terrestre structurellement rivale de la puissance maritime anglo-saxonne, son modèle autoritaire s’oppose à celui des démocraties. Enfin et surtoutla menace russe justifiait l’alignement volontaire d’une Europe désarmée sur Washington.
Les deux pays ont mené une guerre d’influence en Ukraine, notamment lors de la révolution orange de 2004-2005 et des événements deEuromaïdan de 2014 ne sont que les aventures les plus connues. Le modèle consumériste américain et les méthodes d’ingénierie comportementale se sont révélés plus attrayants et efficaces que ceux d’une Russie oligarchique en déclin, où l’espérance de vie n’est que de 65 ans pour les hommes.
Le jeu de l’Amérique n’est pas celui que prétendent les Russes. Elle n’a ni attaqué ni menacé la Russie et n’a jamais manifesté son intention de le faire. Elle l’a simplement vaincue dans un jeu qui concernait la domination du vieux continent. Le Kremlin n’a pas pu l’accepter et a tenté de compenser par puissance dure sa défaite dans le domaine de douce puissance.
Il faut dire que l’Asie centrale s’en échappe peu à peu et reste de toute façon enclavée. La Chine lui bloque l’Orient. Pour sortir de sa périphérie géopolitique et conserver son statut international, il ne lui reste plus que l’Europe, dont l’Ukraine est la clé militaire.
Les réactions globalement modérées de Moscou après l’adhésion de la Suède et de la Finlande à l’OTAN montrent clairement que les Russes ne se sentent pas menacés par l’Alliance, qui s’est rapprochée de Saint-Pétersbourg et avec laquelle elle partage désormais 1 000 kilomètres de frontière au nord du lac Ladoga. Elle craignait que l’Ukraine se rapproche de l’OTAN, mais pas pour sa sécurité : car cela aurait bloqué ses capacités d’expansion vers l’Occident.
La Russie ne cherche pas un glacis défensif dans les plaines ukrainiennes mais une base de départ qui constituerait une hypothèque permanente sur l’Europe. A défaut de la séduire, Moscou s’octroyerait un droit de regard sur ses affaires grâce au poids de ses divisions blindées aux frontières de l’UE. À vrai dire, c’est probablement la seule façon pour la Russie de rester une grande puissance. Elle parie sur son avenir géopolitique pour le siècle à venir et elle le sait. Mais l’Europe joue pour sa liberté, sa tranquillité et sa sécurité.
L’Europe et la Russie auraient naturellement tout à gagner à établir un véritable partenariat. Pour la première fois de son histoire, cette dernière put se concentrer sur le développement de sa population en produisant plus de beurre et moins de canons. Mais son poids dans la relation bilatérale ne serait que celui de son économie. L’image que la Russie se fait d’elle-même n’est pas celle d’une Espagne excentrique mais celle d’un empire. Elle ne recherche pas de partenariat mais de suzeraineté. C’est pourquoi les appels à la paix sont aujourd’hui vains, puisque Moscou exige que l’Ukraine soit placée sous tutelle et qu’un gouvernement d’occupation soit sous son contrôle. La seule façon de l’intégrer serait de lui faire perdre absolument tout espoir de remodeler l’équilibre de l’Occident par les armes. C’est-à-dire contribuer à l’expulser d’Ukraine puis maintenir une puissance militaire conventionnelle suffisamment dissuasive pour éviter toute tentation, même si le soutien américain venait à faire défaut.
La guerre en Ukraine n’est pas un accident lointain. Elle annonce d’autres conflits, d’autres défis. Si l’Europe laissait Kiev succomber, elle enverrait un signal de faiblesse au monde entier. Les défis à l’ordre international, avec la violence qui en découle, se multiplieraient. Le conflit en cours est la matrice de la géopolitique du XXIe siècle.
La France compte dans cette partie. C’est une puissance nucléaire autonome ; membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU; deuxième exportateur d’armes au monde, même s’il doit apprendre à produire plus et plus vite ; forte d’une armée reconnue pour ses capacités et son professionnalisme malgré son manque d’épaisseur. Cela compte bien plus que ne le croient les Français eux-mêmes, facilement sujets à l’autodérision. Elle a aussi du poids car elle n’est pas seule mais constitue un moteur au sein de son réseau d’alliances. Ce n’est pas pour rien que les Russes la ciblent. Ils n’ont pas attendu l’invasion de l’Ukraine pour monter des manœuvres d’intoxication et de désinformation qui ont mis en danger la vie de ses soldats et de ses ressortissants en Afrique. Neutraliser les forces morales et la volonté de résistance de la France, c’est étouffer celles de l’Europe.
Le moment venu, peut-être que les Ukrainiens trouveront des compromis avec les Russes, c’est leur affaire. Le nôtre est de définir nos propres intérêts. La guerre nous a déjà rattrapés et s’impose sous différentes formes. Guerre de l’information, guerre économique, guerre industrielle. Même sans confrontation directe, la dialectique des volontés est engagée. Montrer vos limites, vos peurs et vos hésitations incite votre adversaire à pousser ses pions. Les lignes rouges ne peuvent pas être posées en termes de moyens mais de situation géopolitique. Aucun responsable français n’envisage d’envoyer des marsouins et des légionnaires prendre une seconde fois Sébastopol. D’un autre côté, l’indépendance de la nation ukrainienne n’est pas négociable, la mer Noire ne peut pas devenir un lac russe et il serait inacceptable que l’ensemble du flanc oriental de l’Union européenne soit à portée des canons du Kremlin.
Cette guerre doit mettre fin à l’expansionnisme russe sous peine d’annoncer d’autres conflits plus meurtriers. Pour ce faire, l’Europe doit se réarmer moralement et développer ses propres capacités militaires, à la fois pour parler à ceux qui en ont le plus besoin et pour préparer l’avenir. Sa sécurité ne devrait plus dépendre de l’humeur des électeurs du Wisconsin qui ne savent pas où le placer sur une carte. Le développement du BITD européen pourrait aussi simultanément initier un mouvement de réindustrialisation autour de l’écosystème militaire et déborder ensuite sur la production civile.
Le drame ukrainien ouvre peut-être l’opportunité de sécuriser notre continent, de rééquilibrer la relation transatlantique avec nos alliés américains et de retrouver enfin une Europe maîtresse de son destin qui n’est plus un simple marché mais un acteur géopolitique majeur, capable de défendre les valeurs et les intérêts des nations et des citoyens qui la composent. Si nous réussissons, en donnant aux Ukrainiens la place qu’ils ont méritée, leurs sacrifices et nos efforts n’auront pas été vains. La guerre coûte cher. Battez encore plus.