La géo-ingénierie polaire passe à l’offensive
Manipuler délibérément l’environnement à grande échelle pour « corriger » Les désastres que nous avons nous-mêmes provoqués : telle pourrait être une définition simplifiée de la géo-ingénierie. Pendant longtemps, l’idée de jouer ainsi aux apprentis sorciers est restée taboue dans la communauté scientifique. Mais le barrage pourrait commencer à céder, notamment après l’organisation de deux séminaires, fin 2023, sur les technologies imaginées pour ralentir la fonte des glaciers polaires.
Plusieurs dizaines de glaciologues et autres chercheurs, ingénieurs et étudiants se sont réunis à l’Université de Chicago en octobre 2023 puis à l’Université de Stanford en Californie en décembre 2023. Ces deux rencontres américaines ont donné lieu à un rapport de synthèse, publié par l’Université de Chicago début juillet. Il appelle à développer massivement la recherche sur la géo-ingénierie glaciaire.
Le rapport part d’un constat implacable : l’Antarctique et le Groenland fondent à une vitesse alarmante, sous l’effet du changement climatique, menaçant d’ici quelques décennies de provoquer une montée catastrophique du niveau de la mer sur nos côtes. Et même si nous arrêtions immédiatement d’émettre des gaz à effet de serre, il n’est pas impossible que des points de basculement soient déjà atteints, et condamnent d’ores et déjà une grande partie de ces glaciers à l’effondrement.
En conséquence, les auteurs du rapport appellent à une « initiative majeure » étudier scientifiquement si la géo-ingénierie pourrait ou non fournir des solutions viables pour sauver les calottes glaciaires. Développer la science de la géo-ingénierie glaciaire est crucial, affirment-ils, pour éviter de prendre de mauvaises décisions dans la précipitation lorsque nous nous trouvons face à un mur.
« Il nous faudra 15 à 30 ans pour en apprendre suffisamment pour recommander ou éliminer chacune de ces interventions (de géo-ingénierie). »a souligné dans un communiqué l’un des co-auteurs du rapport, John Moore, professeur au Centre arctique de l’Université de Laponie (Finlande).
Une ambition de science-fiction
Les deux pistes que les chercheurs voudraient explorer, considérées comme les plus réalistes, sont d’une ambition vertigineuse. La première consiste à creuser une multitude de trous dans les glaciers polaires, de plusieurs centaines voire milliers de mètres d’épaisseur, pour faire remonter l’eau liquide qui fond à leur base, et la recongeler en surface. La seconde vise à installer des rideaux « fibreux » des géants au fond des océans, sur plusieurs dizaines de kilomètres, le long des glaciers. L’idée serait de détourner les courants d’eau chaude en profondeur, qui provoquent la fonte des plateformes de glace flottantes lorsqu’elles s’infiltrent à leur base.
À l’heure actuelle, ces deux hypothèses relèvent de la pure science-fiction. Au sens littéral : l’idée d’un forage géant pour pomper l’eau de fonte des glaciers est en cours de déploiement Le Ministère du Futurle roman à succès de Kim Stanley Robinson. L’auteur était également parmi les participants au séminaire de Stanford en décembre dernier.
« Il existe de nombreux mégalomanes suffisamment riches pour se lancer dans ce genre de géo-ingénierie. »
Le principe de pompage de l’eau à la base des glaciers est théoriquement intéressant : cette eau liquide facilite le glissement du glacier sur le substrat rocheux et accélère sa chute vers l’océan. Retirer l’eau pourrait accentuer la force de frottement et ralentir le mouvement du glacier, voire déclencher un cercle vertueux, en réduisant la fonte que provoque la chaleur de frottement.
« Un tel forage aurait-il un impact sur un rayon de 10 km, 100 km ou seulement 100 mètres ? ? Nous n’en savons rien et nous avons encore une très mauvaise compréhension de l’hydrologie sous-glaciaire. »s’inquiète Hélène Seroussi, glaciologue et professeure associée au Dartmouth College aux États-Unis.
« La relation entre la quantité d’eau présente et le glissement de terrain est complexe. Même si nous parvenions à réaliser ces opérations de forage incroyablement complexes dans un endroit aussi isolé et hostile que l’Antarctique, nous ne sommes pas sûrs que cela serait efficace. Et où se déverse l’eau pompée sur le glacier ? ? En augmentant la pression ailleurs, on pourrait même provoquer l’effet inverse de celui recherché. »ajoute Olivier Gagliardini, glaciologue, professeur à l’Université Grenoble Alpes.
Que le remède soit pire que le mal : telle est la principale crainte avec la géo-ingénierie, en intervenant sur des systèmes très complexes, dont les perturbations peuvent générer des effets imprévisibles. C’est encore plus vrai pour la deuxième option, celle des rideaux océaniques géants. « La coupure des courants océaniques crée également une barrière à la biodiversité. Chaque fois que les écosystèmes sont altérés, cela entraîne des conséquences imprévues, avec de possibles réactions en chaîne. »prévient Olivier Gagliardini.
Le dilemme de la recherche et de l’industrie
Les auteurs du rapport sont eux-mêmes conscients de ces risques. Mais ils les opposent aux dangers de l’inaction, induits par la trajectoire climatique actuelle. Ils appellent à un débat fondamental, « respectueux » Et « transparent »de la communauté scientifique, ce qui devrait permettre « de considérer autant les risques de ne pas intervenir que les risques de toute forme d’intervention ».
Étudier la géo-ingénierie de manière plus large, même de manière purement théorique, rend de nombreux scientifiques nerveux, de peur que cela ne contribue à sa normalisation. Olivier Gagliardini assure de son côté qu’il ne déposera jamais de dossier de projet étudiant ce type de technologie : « Même une évaluation scientifique désintéressée risque de mettre un pied dans la porte : une fois la possibilité de la géo-ingénierie ouverte, les politiques risquent de s’en emparer sans le moindre souci de la prudence des évaluations scientifiques. »
« Il existe de nombreuses personnes mégalomanes qui sont suffisamment riches pour développer ce genre de géo-ingénierie, avec l’idée d’y associer leur nom et de se faire passer pour le sauveur du monde. »C’est également ce que souligne Frank Pattyn, glaciologue à l’Université libre de Bruxelles. Il est toutefois plutôt favorable au développement de la recherche sur l’ingénierie glaciaire. « En tant que chercheurs, nous devons produire de la bonne science. Sinon, d’autres le feront moins bien que nous, et avec des intérêts particuliers derrière. »il plaide.
Tous les chercheurs interrogés partagent le constat d’une communauté scientifique très divisée sur le sujet, divisée par des opinions très tranchées. Tous insistent également sur le risque de basculer dans le technosolutionnisme : une croyance excessive dans la technologie, que le rapport évoque aussi, et qui risque de relativiser l’urgence de réduire nos émissions de gaz à effet de serre. « Il est vrai qu’il peut être naïf, en tant que chercheurs, d’imaginer que nos projets ne sont financés que dans le but d’améliorer nos connaissances. Beaucoup des acteurs susceptibles de nous financer se sont enrichis à l’ère des énergies fossiles, et ont intérêt à mettre en avant la géo-ingénierie plutôt que l’urgence de sortir des énergies fossiles. »concède Frank Pattyn.
La Silicon Valley en costume de sauveur
L’émergence de ces intérêts privés dans le débat est ce qui inquiète le plus les scientifiques. Si certaines études existent effectivement depuis une vingtaine d’années sur les possibilités de l’ingénierie glaciaire, elles sont jusqu’à présent restées marginales. « Le sujet a pris une importance nouvelle au cours des deux dernières années, notamment avec ces deux séminaires.note Hélène Seroussi. Ce qui est très nouveau, c’est surtout d’entendre les ambitions de personnes extérieures à la communauté des glaciologues. De nombreux chercheurs sont encore surpris, voire choqués, d’assister à un tel tournant. »
En effet : après avoir rappelé, avec beaucoup de soin, l’importance de prendre en compte la science, la justice sociale et les enjeux de gouvernance internationale liés à l’intervention technologique sur les glaciers polaires, le rapport de l’Université de Chicago recommande d’ailleurs de travailler en étroite collaboration avec des experts capables d’envisager de telles prouesses d’ingénierie. « La majeure partie de cette expertise se trouve dans les entreprises œuvrant dans le secteur extractif. »les auteurs notent.
L’industrie extractive, l’une des causes de la crise écologique, se voit ainsi offrir la possibilité de devenir le sauveur de l’humanité. Contre de l’argent, bien sûr. « Faire des recherches sur ce sujet est extrêmement coûteux.note Hélène Seroussi. Et je ne suis pas convaincu de la pertinence de dépenser des milliards pour, au mieux, ralentir la fonte des glaciers sans la prévenir à long terme, au lieu de consacrer ces milliards à des efforts visant à réduire nos émissions de carbone. »
La tenue du séminaire en décembre dernier à Stanford, au cœur de la Silicon Valley, n’était pas un hasard. L’événement était financé par Vint Cerf et Steve Crocker, deux figures emblématiques de la tech, considérées comme les pionniers d’internet. A l’image de ses investissements dans la géo-ingénierie solaire, la tech californienne pourrait ainsi faire de la géo-ingénierie glaciaire la nouvelle vitrine de son projet démiurgique : sauver le monde par la technologie et le capitalisme.
« Quoi qu’il en soit, les gens sont prêts à investir des millions de dollars dans ces recherches, les études sur la géo-ingénierie sont inévitables. La question est de savoir si nous voulons que ce soit uniquement le secteur privé qui s’en charge ou si nous voulons mettre de l’argent public sur la table. ? » se demande Frank Pattyn. Avec cet autre dilemme en toile de fond : dans quelle mesure les débats sur la géo-ingénierie risquent-ils d’étouffer celui sur l’urgence de réduire nos émissions de gaz à effet de serre ? ?