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« La France est paralysée par la peur du déclin » (Arancha González, ancienne ministre espagnole des Affaires étrangères)

LA TRIBUNE DIMANCHE – Cinq des six pays fondateurs de l’Union européenne ont désormais une extrême droite installée au pouvoir, à ses portes ou devenue la principale force d’opposition. Où nous emmène cette vague ?

ARANCHA GONZÁLEZ – D’abord, je constate qu’il reste malgré tout au cœur des institutions européennes un centre de gravité majoritaire composé de chrétiens-démocrates, de sociaux-démocrates et de centristes libéraux. Cette coalition continuera de créer du consensus pour apporter des solutions européennes aux défis qui nous concernent tous. Mais il y a des turbulences, oui, et les plus graves concernent la France et l’Allemagne, deux forces essentielles dans la construction communautaire. En Allemagne, il faudra attendre les élections au Bundestag en 2025 pour y voir plus clair, mais nous saurons dimanche prochain si le vote des Français peut permettre à la France de continuer à aider l’Union européenne à avancer. L’Europe est plus que jamais à la croisée des chemins alors que sa sécurité est menacée par les guerres et la concurrence économique mondiale. Soit nous décidons de nous donner plus d’Europe pour être mieux protégés, soit les solutions seront nationalistes et nous fragiliseront davantage.

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Comment décryptez-vous la montée au pouvoir de l’extrême droite française ?

Je crois que la France est paralysée par la peur du déclin. Mais la peur est une très mauvaise conseillère, elle nous bloque dans un passé mythifié et ne nous permet pas de construire un avenir. C’est parce que je ne suis pas Français et que je regarde les choses de l’extérieur que je vois mieux cette névrose empêchant les Français d’apprécier les immenses richesses et atouts de leur pays. Cette démocratie du rejet m’inquiète car elle ne permet plus de mobiliser les apathiques ni d’apaiser les enragés, ce qui accroît le risque de cynisme d’un côté et d’insurrection de l’autre.

Vous venez d’un pays d’émigration et d’immigration. Comprenez-vous que l’immigration est l’une des toutes premières préoccupations des électeurs européens ?

Nous avons trop insisté sur l’aspect sécuritaire de l’immigration sans prendre en compte les réalités démographiques de nos pays, qui nécessitent de recourir à l’immigration de travail. L’Italie de Giorgia Meloni l’a bien compris puisqu’elle vient de régulariser des centaines de milliers de clandestins sous la pression d’employeurs en manque de main d’œuvre. Mais il est néanmoins vrai que nous devons continuer à travailler sur la manière de réguler les migrations afin qu’elles se déroulent dans le bon ordre.

« N’étant pas Français, je vois la névrose qui empêche les Français d’apprécier les immenses richesses et atouts de leur pays »

Et que faire des préoccupations identitaires qui se cachent derrière cette peur de l’immigration ?

Nos démocraties, je ne parle pas des autocraties, doivent poursuivre le débat légitime sur la manière de coexister dans des sociétés diverses. Mais la diversité ne vient pas seulement de la migration, elle concerne les hommes contre les femmes, ceux qui croient et ceux qui ne croient pas, ceux qui ont une appartenance sexuelle ou raciale différente. La démocratie signifie que cette diversité doit nous permettre de vivre ensemble en jouissant des mêmes droits et libertés.

Partout où l’extrême droite surgit, la question de l’immigration et celle de l’islam se mélangent. Est-ce si simple ?

Il ne faut pas confondre islam et radicalisme et il faut éviter d’amalgamer tous les radicalismes, fanatismes, extrémismes. Cela n’épargne pas l’Islam avec l’Islamisme, mais il faut traiter tous ces radicalismes sur le même front car ils empêchent la construction d’un espace où chacun puisse coexister.

Malgré tout, les alliances de droite fleurissent partout, de la Finlande à l’Italie en passant par les Pays-Bas. Faut-il s’y résigner et proposer une alliance alternative de gauche ?

Je constate cependant qu’aux Pays-Bas les électeurs ont placé la gauche en première position pour les élections européennes. Et je constate aussi qu’au Portugal la droite classique a refusé en mars, après les législatives, de gouverner avec le parti d’extrême droite Chega. Aux élections européennes, Chega a même divisé son score par deux. Quant à l’Italie, je constate qu’au sein de la coalition de droite Giorgia Meloni s’appuie davantage sur la droite de Berlusconi que sur celle de la Lega de Salvini. Bref, après la décomposition des partis traditionnels, la recomposition est à l’œuvre partout. Je m’attends cependant à ce que ces transitions offrent des choix et des alternatives positives plutôt que des stratégies de rejet.

En Pologne et en Hongrie, dans le même temps, la droite populiste et antilibérale est en déclin. N’est-ce pas le signe que ces partis d’extrême droite sont comme les autres et qu’ils peuvent être évincés par les urnes ?

Peut-être, mais nous devons être prudents et surtout veiller à ce que la démocratie puisse fonctionner pleinement avec ses mécanismes de freins et contrepoids. Nous avons vu en Hongrie et aux États-Unis, sous Donald Trump, comment les institutions démocratiques pouvaient souffrir de l’érosion. L’alternance est une promesse de démocratie, mais le peuple doit décider de son avenir dans le cadre des institutions et de l’État de droit, sans corruption ni cooptation.

Nazisme, fascisme, franquisme, maréchalisme : avons-nous vraiment tiré les leçons de nos années sombres ?

La démocratie est un travail permanent en cours, une tâche inachevée. A condition de cultiver la mémoire de ce que nous étions. Je suis né dans une dictature. J’ai vu la différence avec la démocratie. Mais ceux qui n’ont jamais connu de dictature, qui ne savent pas ce que signifie ne pas pouvoir choisir ni ce que signifie réellement la liberté d’exprimer son opposition sans crainte, doivent réfléchir aux valeurs intrinsèques de la démocratie. Il faut renouer avec l’Histoire pour savoir d’où l’on vient et pour qu’elle ne se répète pas.