L’extrême droite a fait de l’immigration son cheval de bataille, au point que le sujet a envahi la société française. Pourtant, la France ne joue qu’un rôle timide dans le système migratoire contemporain.
La migration internationale peut être définie au moins comme un changement (de lieu ou de pays) de résidence principale.
Les informations sur les phénomènes migratoires internationaux sont plus complexes à appréhender qu’il n’y paraît. Elles concernent d’une part les mouvements observés entre pays (migrations proprement dites) et d’autre part le nombre de personnes ayant changé de pays de résidence entre deux dates (migrants). Ces deux informations sont fondamentalement différentes puisqu’un même migrant peut avoir effectué plusieurs migrations au cours d’une période donnée.
Les phénomènes migratoires sont observés sous trois angles :
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des pays de départ (émigration)
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dans les pays d’arrivée ou de résidence (immigration)
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en termes de flux (migratoires ou migrants) entre les pays de départ et d’arrivée.
Données complexes
Les données collectées sont archivées dans des tableaux qui ne sont pas parfaits, pour plusieurs raisons. La mesure des phénomènes migratoires est généralement incomplète, car les tableaux ne comprennent qu’une seule migration par personne et par période. Elle est également imparfaite, car soumise à la déclaration des États, qui ont leurs propres définitions et systèmes de collecte qui ne sont pas toujours équivalents entre eux.
Cependant, les données nationales sur le nombre d’immigrés (et d’émigrants) par pays sont régulièrement harmonisées et consolidées au niveau mondial par divers organismes faisant autorité. C’est le cas de l’organisation internationale des Nations Unies, dont la Division de la population produit régulièrement une base de données appelée « Stock de migrants internationaux ». Cette base de données se présente sous la forme d’un tableau à double entrée qui croise les pays (groupes de pays et régions du monde) de départ avec ceux d’arrivée. Chacune des cellules résultant du croisement est renseignée avec un nombre de migrants observés à une date donnée. Ce tableau est complexe : il peut être décomposé en sous-tableaux sur le nombre de migrants par pays (ou groupes de pays), par sexe, à différentes dates.
Cartes trompeuses
Pour mieux représenter les données dans des tableaux d’une telle complexité, certains acteurs proposent à juste titre une application cartographique.
Le problème est que de nombreuses cartes obtenues ne représentent pas avec précision la répartition des migrants internationaux et/ou leurs migrations. La complexité des données nécessite plusieurs opérations de sélection ou de filtrage des informations à cartographier, sans parler de leur stylisation graphique, pour arriver à une image fidèle de la réalité des données.
Le fait que de nombreuses cartes consacrées aux migrations internationales soient tronquées (par exemple : limitées aux flux dirigés vers l’Europe), est loin d’être anodin, encore moins dans le contexte politique actuel. Cette façon de faire pose un réel problème de société, car les cartes correspondantes véhiculent des informations erronées sur l’ampleur des migrations, leur temporalité et leur étendue géographique. De plus, elles ne concernent jamais l’émigration.
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Comme l’ont souligné le géographe Rodrigo Bueno Lacy et l’économiste Henk van Houtum, un nombre croissant d’acteurs, notamment les autorités politiques, font un usage cartographique trompeur de ces informations sensibles.
Au-delà des processus de représentation cartographique proprement dits, les cartes de flux migratoires diffusées au grand public présentent souvent trois écueils majeurs :
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Ils ne représentent généralement que certains pays hôtes – généralement ceux de l’Europe Schengen, comme si l’Europe était seule au monde
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Ils ne montrent que certains types d’immigrants – principalement des hommes originaires d’Afrique subsaharienne ou de Syrie.
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Ils oublient de préciser qu’ils décrivent la stratification des migrations passées et non les mouvements observés au cours de l’année. Par conséquent, les nombres dits de migrants, qui sont en réalité ceux des personnes étrangères et immigrées observées dans un pays, correspondent à une accumulation. Ils ne décrivent pas un instantané de leur nombre, dans un lieu et à un moment donnés.
Pour illustrer cette différence entre un nombre et un mouvement migratoire, prenons l’exemple de la France. En 2019, on comptait 8,4 millions d’immigrés en France, ce qui correspond à un nombre cumulé dans le temps. Pour la seule année 2020, l’Insee évoque un flux d’immigration (entrant) de 218 000 personnes et un flux d’émigration (sortant) de 58 000 personnes, soit un solde migratoire net de + 160 000 personnes en France.
Un outil permettant une représentation honnête des données
Pour permettre un examen honnête de la migration, en essayant d’objectiver la réalité, nous avons construit MigrExplorer, une famille d’outils cartographiques qui permettent une exploration des données de l’ONU susmentionnées, selon différents paramètres : sexe, date d’observation, immigration, émigration, pays ou région du monde.
MigrExplorer est composé de plusieurs applications qui permettent de montrer les singularités du phénomène migratoire et de répondre factuellement à de multiples questions, telles que :
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Quelle est la répartition mondiale des populations étrangères, en termes d’immigration et en termes d’émigration ?
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Quel est le rôle de la France dans l’accueil des personnes de nationalité étrangère ?
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Dans quels pays sont installées les personnes de nationalité française ?
Des pays d’émigration qui ne sont pas ceux qu’on imagine
Selon les données de l’ONU, à l’échelle mondiale, il convient de noter que la part des étrangers dans la population totale, ceux qualifiés de « migrants », n’a pas changé de manière significative au cours des dix dernières années : elle est en effet passée de 3,2 % en 2010 à 3,5 % en 2019, soit une augmentation de 0,3 % en neuf ans.
Le graphique ci-dessous présente l’immigration et l’émigration cumulées par pays en 1990, 2015 (au moment de la crise de la politique migratoire européenne) et 2019 (juste avant la pandémie de Covid-19). Les cartes de ce petit recueil sont strictement comparables d’une année à l’autre.
Concernant émigration (cartes de gauche), en 1990, les ressortissants de la Fédération de Russie étaient ceux qui résidaient le plus à l’étranger, suivis par ceux de l’Afghanistan et de l’Inde. La situation diffère légèrement en 2015, l’Inde occupant la 1D place, suivis par le Mexique puis par la Fédération de Russie. En 2019, l’Inde et le Mexique restent les deux principaux pays d’émigration, mais ils sont suivis par la Chine, la Fédération de Russie et le Bangladesh, en 5et position.
Le premier pays africain, l’Égypte, occupe le 19et place mondiale en termes d’émissions de migrants au niveau global et ces personnes s’installent préférentiellement dans les pays non européens.
Les Egyptiens résidant à l’étranger sont majoritairement installés dans leurs quartiers : en Arabie saoudite (938 649), aux Émirats arabes unis (886 291) et au Koweït (410 831). Il faudra attendre le 14et pays d’accueil pour retrouver un territoire européen : la France avec 34 064 Egyptiens (27 fois moins qu’en Arabie Saoudite).
Du point de vue de immigration (cartes de droite), les États-Unis d’Amérique sont de loin le premier pays d’accueil des populations étrangères. Il est suivi par la Fédération de Russie en 1990 et 2015. L’Allemagne est le premier pays européen à se démarquer, apparaissant en 2019 en deuxième position, suivie de l’Arabie saoudite, de la Fédération de Russie et du Royaume-Uni qui occupe la 5et lieu.
La France, comme 7et pays le plus riche du monde, arrive en 6ème positionet Position d’accueil des populations étrangères en 2019.
D’où viennent les immigrés en France ?
En France, l’immigration contemporaine provient essentiellement des pays du Maghreb et d’Europe méditerranéenne : l’Algérie arrive en première position avec 1 575 528 personnes (nombre cumulé). Elle est suivie par le Maroc (1 020 162) et le Portugal (687 530), puis la Tunisie (427 897) et l’Italie (343 255).
L’immigration française actuelle ne concerne donc pas à proprement parler les ressortissants des pays d’Afrique subsaharienne, aujourd’hui largement stigmatisés dans les médias et dans les familles politiques d’extrême droite. Le premier pays d’Afrique subsaharienne arrive en douzième position. Il s’agit de Madagascar, avec 132 574 Malgaches résidant en France. Vient ensuite le Sénégal, en treizième position, avec 129 790 personnes résidant en France.
Quant à l’émigration française, elle concerne principalement l’Espagne (209 344), la Belgique (194 862) et les États-Unis d’Amérique (189 395).
Selon l’Insee, le solde migratoire net de la France a été stable entre 1975 et 1999 (date du dernier recensement complet de la population), à +65 000 personnes en moyenne par an, avant d’augmenter jusqu’en 2018.
Rappelons en conclusion que la France contemporaine présente bel et bien une figure cosmopolite : une étude récente de l’INED montre que 40 % de la population actuelle a « un lien direct avec l’immigration parce qu’elle est immigrée ou a un parent ou un grand-parent immigré ».
Cet état de fait reflète la tradition française d’accueil des populations étrangères depuis plusieurs siècles. La nouvelle exposition permanente du Musée national de l’histoire de l’immigration illustre cette ancienneté de l’immigration française à travers la série de cartes que nous avons réalisée.
Si la couverture mondiale française en matière d’immigration paraît trop large aux yeux de l’extrême droite, qu’elle se souvienne de l’étendue de l’empire colonial français, qui fut à son maximum en 1931, il y a moins d’un siècle. Si la France est à géométrie variable depuis plusieurs siècles, elle n’a cessé de se rétrécir ces dernières décennies, notamment avec la décolonisation : va-t-elle choisir de se refermer (sur) elle-même ?