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« La Commission européenne doit frapper fort contre X »

Crash test en vue pour le Digital Services Act (DSA). Dans les prochaines semaines, la Commission européenne annoncera les conclusions définitives de son enquête contre X, concernant ses multiples violations du règlement européen sur les plateformes numériques. Sanction ou pas sanction ? Et surtout, laquelle ?

Derrière cette décision se cache un véritable bras de fer entre Bruxelles et le patron du réseau social, Elon Musk. L’enjeu est énorme : l’efficacité et la crédibilité du DSA. La tension entre le milliardaire américain et l’UE s’est encore accentuée cet été. Le 12 juillet, la Commission européenne a publié ses conclusions préliminaires de son enquête. Dans ce document, Bruxelles estime que X enfreint la loi, notamment en induisant en erreur ses utilisateurs. « Le DSA est de la désinformation ! »Musk a immédiatement rétorqué.

Alors que l’UE exigeait que X se conforme à la loi, Elon Musk multipliait les provocations. Le dirigeant lançait une IA générant des images complètement débridée et faisant ouvertement fi de la modération la plus élémentaire. Il contribuait également, via X, à attiser les violences racistes en Grande-Bretagne, puis il organisait une interview complaisante du candidat Donald Trump, diffusée en direct sur sa plateforme. Cette dernière lui valut une lettre d’avertissement du commissaire européen au Marché intérieur, Thierry Breton, dont Bruxelles prit ensuite ses distances. Le milliardaire répondit à la lettre par ces mots extraits du film Tonnerre sous les tropiques : « Faites un grand pas en arrière et, littéralement, baisez votre propre visage ! ». Traduction en français : « Tu vas pencher ta tête en arrière et tu vas te l’enfoncer dans le cul. ». Ambiance…

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Tous les regards sont désormais tournés vers la réponse de l’UE. Jean-Rémi de Maistre, avocat et fondateur de la legaltech Jus Mundi, nous explique les enjeux de cette décision, cruciale pour la légitimité du Digital Services Act, une loi qui vise à responsabiliser davantage les géants de la tech.

LA TRIBUNE – Que peut-on attendre de la conclusion de l’enquête contre X ?

JEAN-REMI DE MAISTRE – Si la Commission constate que X n’a ​​pas respecté le DSA, des sanctions sont à prévoir. Au vu des déclarations d’Elon Musk, ce sera probablement le cas. L’amende pourrait s’élever à 6 % du chiffre d’affaires de X. Et elle pourrait être encore plus élevée si le réseau social continue de refuser de se conformer. La Commission peut également demander à la plateforme de cesser ses activités en Europe.

Quelle que soit la décision prise, celle de Bruxelles est stratégique, car c’est la première fois qu’une sanction majeure pourrait être annoncée au nom du Digital Services Act. C’est l’heure de vérité pour ce texte. Si la Commission européenne veut conserver sa légitimité, elle doit se montrer ferme.

Compte tenu du contexte politique, il faudrait, selon moi, frapper fort. La guerre avec la Russie ou l’élection américaine rendent essentiel le sujet de la désinformation, qui prolifère sur X. Cette affaire pose aussi la question de savoir qui décide dans l’espace numérique. Est-ce les États ou les plateformes ? La Commission doit affirmer son autorité.

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Quels sont les points précis sur lesquels X viole la loi ?

Dans les conclusions préliminaires de l’enquête de la Commission européenne publiées en juillet, trois points sont soulevés. Le premier concerne la transparence des données. En tant que très grande plateforme au sens du DSA, avec plus de 45 millions d’utilisateurs dans l’Union européenne, X doit donner accès à ses données anonymisées aux chercheurs. Ce qu’elle ne fait pas.

Le deuxième point, qui est probablement le plus intéressant car sujet à débat, concerne la coche bleue que l’on peut désormais obtenir en payant un abonnement. Auparavant, elle était attribuée aux comptes certifiés de personnalités publiques, de journalistes, etc., mais désormais, tout le monde peut l’acheter. La Commission estime que cela est trompeur en raison de l’historique de ce badge bleu sur Twitter, qui mettait en valeur et crédibilisait les propos de celui qui le détenait. Or, ce réseau social est une agora politique, donc cette ligne bleue joue un véritable rôle démocratique.

Le dernier point est plus technique, il concerne l’absence d’un registre publicitaire fiable sur X. La Commission européenne poursuit également des enquêtes qui pourraient aboutir à deux accusations supplémentaires : diffusion de contenus illégaux et efforts insuffisants contre la désinformation.

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En cas de sanction, peut-on s’attendre à un conflit frontal entre X et la Commission européenne ?

Oui. X est déjà en opposition directe avec la Commission, on peut donc s’attendre à ce que le conflit s’intensifie. L’exemple du Brésil est intéressant, car la Cour suprême brésilienne a demandé à X de supprimer certains comptes ultra-conservateurs au nom de la lutte contre la désinformation. X a refusé, et a décidé de fermer son entité au Brésil pour éviter des poursuites contre les équipes là-bas. Elon Musk pourrait décider de faire la même chose en Europe pour ralentir la procédure, mais dans tous les cas, si X continue d’être accessible aux Européens, cela n’empêchera pas la plateforme d’être poursuivie en justice.

Elon Musk s’est lancé dans un véritable bras de fer avec la Cour suprême brésilienne. Il met en place toute une campagne de communication pour convaincre les Brésiliens que la Cour suprême les muselle… Il les encourage même à renverser le juge qui a pris la décision (Alexandre de Moraes, ndlr). C’est assez fou !

La situation est toutefois un peu différente pour Elon Musk en Europe. X revendique 70 millions d’utilisateurs dans l’Union européenne. Il s’agit d’un marché considérable dont il peut difficilement se priver sans perdre trop d’influence et de revenus.

Que peut faire Elon Musk pour contester une sanction ?

D’un point de vue juridique, X peut contester la décision de la Commission européenne devant la Cour de justice de l’Union européenne. Mais cela ne jouera probablement pas en sa faveur. Au cours des quinze dernières années, la Cour de justice européenne a toujours été plus stricte que la Commission sur les questions de protection des données personnelles.

L’arrestation du PDG de Telegram, Pavel Durov, pourrait-elle être utilisée comme moyen de pression sur X ?

Les deux plateformes partagent la même attitude intransigeante à l’égard de la liberté d’expression. Mais Telegram, compte tenu de son nombre plus restreint d’utilisateurs en Europe, n’est pas soumise aux mêmes obligations que X au titre du Digital Services Act (Telegram serait à peine sous le seuil de 45 millions d’utilisateurs requis pour être considéré comme une très grande plateforme et donc devoir se conformer au DSA, NDLR). L’arrestation de son PDG n’est pas liée à cette loi mais aux enquêtes de la justice française.

Pavel Durov, libertaire pour le meilleur et pour le pire