Divertissement

Jacques Audiard réussit son grand écart avec « Emilia Pérez »

COMPÉTITION – Le cinéaste français a dévoilé, samedi soir, sa folle comédie musicale sur la transition d’un trafiquant de drogue mexicain. Il surprend et, finalement, convainc dans un registre qui lui était jusque-là totalement étranger.

Selena Gomez est l'épouse puis la veuve de Manitas, un trafiquant de drogue déterminé à devenir une femme.

Selena Gomez est l’épouse puis la veuve de Manitas, un trafiquant de drogue déterminé à devenir une femme. Pourquoi pas Productions/Page 114

Par Marie Sauvion

Publié le 19 mai 2024 à 6h46

Mis à jour le 19 mai 2024 à 9h04

palmé

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A à tout moment, une petite chose peut basculer Émilie Pérez du côté obscur de la farce. Du coup de force au coup de cœur, du ridicule au sublime, la ligne est mince et Jacques Audiard y fait un tour sur la corde raide avec ce nouveau long métrage, son sixième en compétition à Cannes depuis Un héros très discret,pbagarre du scénario en 1996. A la fin du parcours, quand retentit le générique – la mélodie du Passagers de Brassens à la manière d’une fanfare mexicaine – le pari est gagné. Le grand écart, accompli. Il s’agit pourtant d’une œuvre déraisonnable, sans doute la plus casse-cou de sa carrière : à 72 ans, le cinéaste signe sa première comédie musicale, doublée d’un film de cartel, triplé d’un mélodrame aux accents de telenovela.

« De quoi parle-t-on aujourd’hui ? Nous parlons de violence »chante Rita (la Zoé Saldana deAvatar, très convaincant) au début de l’aventure. Avocate, elle rédige le plaidoyer que son patron récitera mot pour mot devant le tribunal afin d’obtenir l’acquittement d’un homme accusé de féminicide. La scène se déroule entre un supermarché et une rue à Mexique… recréée dans un studio parisien. Artificiel ? 100%, et assumé comme tel par la mise en scène, qui transforme les spectateurs en danseurs et plus tard les femmes de ménage en choristes sans pour autant singer Hollywood ; utilise des mitrailleuses comme percussions, sur la superbe bande originale composée par Clément Ducol et Camille ; suggère la Suisse en plaçant une berline noire sur fond blanc ; ou plonge les convives d’un grand dîner londonien dans l’obscurité, pour n’en garder que deux à l’image et s’immiscer dans leur conversation secrète.

L’histoire ne s’embarrasse pas de plus de réalisme. En effet, à la fin du procès mentionné ci-dessus, Rita reçoit une proposition qui ne peut être refusée. Manitas Delmonte, un trafiquant de drogue qui a à la fois le visage et l’argent pour un travail, l’engage pour organiser sa nouvelle vie : il va enfin s’épanouir et devenir une femme. C’est à Rita de trouver le bon chirurgien (l’occasion d’un duo très émouvant), de gérer les transferts de dollars et de trouver un nid à Lausanne pour l’épouse (Selena Gomez) et la progéniture du criminel. Qui mourra faussement, aux yeux de ses proches et du monde, avant de renaître sous l’identité d’Emilia Pérez.

Difficile de ne pas frémir à ce stade, comme le souligne l’auteur deUn prophète (Grand Prix 2009) rappelle plus le cuir tanné que pédé inné. Sincérité, opportunisme ou inconscience ? La liberté d’Audiard balaie la question. Il entre en terre trans avec empathie, sans fausse modestie, galvanisé par la romance. Il s’appuie également sur une actrice assez étonnante : l’Espagnole Karla Sofía Gascón, qui est passée de lui à elle dans la vie civile et qui fait de même à l’écran, puisqu’elle incarne à la fois Manitas, visage tatoué et ratiches en or, et la gironde et solaire. Emilia, reconvertie en tata cake pour ses enfants orphelins et en amie pour sa veuve. Même en héroïne médiatique, entre gala de charité, exhumations de charniers et appel à la réconciliation nationale.

Pouvons-nous avoir été et être ? En changeant de genre, Emilia a-t-elle tué le macho qui était en elle ? On y retrouve le familier Audiard, qui sonde la violence des pères (Le battement que mon cœur a sauté) et cherche leur douceur entravée (De rouille et d’os). Généreux en joie comme en larmes aux yeux, Émilie Pérez n’est pas un billet pour le pays des Care Bears. Le passé présente toujours l’addition. En attendant, il reste les chansons, et le plaisir de voir un auteur palmé – pour Dheepan, en 2015 – se risquer à Cannes sans divagation, avec un beau film imparfait. Unique en son genre.

r Émilie Pérez, de Jacques Audiard (France, 2h10). Avec Zoe Saldana, Karla Sofía Gascón, Selena Gomez, Adriana Paz, Edgar Ramirez. Sortie le 24 août.

Malagigi Boutot

A final year student studying sports and local and world sports news and a good supporter of all sports and Olympic activities and events.
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