L’islamophobie en question. Le livre La France, tu l’aimes mais tu la quittes*, sorti ce vendredi en librairie, met le doigt sur un phénomène jusqu’ici passé sous silence. Pendant deux ans, trois universitaires, Alice Picard, Olivier Esteves et Julien Talpin, ont enquêté sur la « fuite silencieuse » de l’élite musulmane de France, une diaspora qui échappe aux radars de notre pays.
Leur étude s’appuie sur plus de 1 000 témoignages de personnes nées et élevées en France, mais qui, un jour, ont choisi de partir. Presque toujours la mort dans l’âme. Tous sont de confession musulmane, qu’ils s’appellent Smaïl, Karim, Khalid, Nouria ou encore Emeline. S’ils sont partis, la plupart du temps, c’est pour qu’on « leur laisse la paix avec leur religion », vulgarise l’un des coauteurs, Olivier Esteves, professeur spécialisé dans le monde anglophone à l’université de Lille.
« Islamophobie atmosphérique »
Ainsi, deux motivations principales ressortent de cette enquête sociologique pour justifier le départ : 71 % des personnes interrogées évoquent « le racisme et les discriminations » et 63 % mettent spontanément en avant la « difficulté de vivre sereinement leur religion ».
Pour Alice Picard, co-auteure et chercheuse, il s’agit d’une « islamophobie atmosphérique ». « Même si les résultats sont à prendre avec des pincettes, on peut parler de racisme anti-arabe, tant il est généralisé, dans la mesure où cette minorité doit rester à sa place. On a l’impression que c’est au moment où ces personnes accèdent à l’ascenseur social qu’elles subissent le plus de discrimination. »
C’est le cas de Driss**, basé à Montréal, Canada. « Ici, c’est un peu la mentalité américaine », explique-t-il à 20 minutes. Tant que vous rapportez de l’argent, tout le monde s’en fiche, vous pouvez afficher votre religion sans gêne. » Sous-entendu, ce n’était pas le cas en France.
Car Driss entretient une petite rancœur envers la fonction publique territoriale où il a commencé à travailler. « Malgré mon niveau d’études, j’ai vite compris que je resterais bloqué à un certain niveau », assure-t-il. Je n’ai pas été victime de discrimination, mais j’ai eu des commentaires constants sur mes origines. »
« J’ai toujours ressenti un regard suspicieux »
Troisième génération d’une famille algérienne, il n’est pas « du genre à quitter une réunion pour aller prier », mais il pratique le Ramadan. « La foi est quelque chose d’intime. » En 2020, juste avec le Covid-19, il décide d’émigrer au Canada et ne le regrette pas. «Je travaille dans l’informatique avec de grandes responsabilités. En France, cela n’aurait jamais été possible, même en rêve. »
Avec un hijab (tenue qui couvre la tête) sur la tête, Laura se souvient : « Je me suis convertie à 17 ans au lycée, juste avant d’entrer à l’université. » Rejoint par 20 minutes, elle raconte les craintes de ses parents. « C’était l’époque où beaucoup partaient faire le jihad en Syrie. »
La jeune fille, qui vit désormais à Londres, s’oriente ensuite vers l’enseignement. «Lors d’un stage de master, la directrice d’une association m’a fait comprendre que je ne pourrais pas garder mon voile pendant le stage», raconte-t-elle. Je n’ai pas compris cette interdiction car ma mission était d’enseigner le français à un public migrant dont certains portaient le voile. »
Afficher sa religion a toujours été problématique pour cette jeune femme de 27 ans aujourd’hui. « J’ai toujours ressenti un regard suspicieux, d’autant plus qu’on voyait que je n’étais pas maghrébine », poursuit-elle. Depuis qu’elle enseigne dans une école à Londres, le port du voile passe inaperçu. « Le droit à l’indifférence », explique-t-elle. Certains portent des croix, d’autres la kippa. Ici, la direction met à disposition une salle de prière multiconfessionnelle. »
Méthode d’enquête douteuse ?
Les trois auteurs ont recueilli des centaines de témoignages comme celui-ci. « Nous avons mis le doigt sur une réalité difficilement quantifiable car il n’y a pas de chiffres officiels », reconnaît néanmoins Olivier Esteves.
La méthode d’enquête pourrait même être contestée. « C’est vrai qu’il y a un biais de sélection car nous avons lancé notre appel à témoins sur Mediapart », reconnaît-il. Mais nous avons été surpris par l’engouement suscité par cette enquête inédite en France. A d’autres de s’en emparer pour faire une étude plus approfondie. »
La révocation de l’Edit de Nantes en 1685 avait, à l’époque, provoqué une accélération de l’exil d’environ 200 000 protestants du royaume de France. Beaucoup appartenaient à l’élite intellectuelle et cette fuite des cerveaux avait renforcé les concurrents économiques de la France. Aujourd’hui, aucune loi française ne discrimine une religion en particulier.
Pourtant, de nombreuses personnes interrogées mettent en avant un climat pesant comme les débats sur le voile ou l’abaya. « Dès qu’il y a un attentat, cette population doit donner, plus que d’autres, des preuves d’allégeance à la République et à la laïcité », précise Alice Picard.
Originaires du même quartier populaire de Tourcoing, dans le Nord, Laura et Driss affirment avoir vécu le même « arrachement » de quitter leurs proches et leur pays. « Lors de la finale de la Coupe du monde en 2022, je suis sorti avec le drapeau français sur les épaules pour soutenir l’équipe de France, raconte Driss. C’est mon pays. »
* 306 pages, 23 euros, Editions Seuil.
**Prénoms présumés.