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INTERVIEW. Sourd au sort de ses soldats, le gouvernement russe muselle les épouses de combattants

INTERVIEW. Sourd au sort de ses soldats, le gouvernement russe muselle les épouses de combattants

Il ne fait pas bon être femme de soldat en Russie… L’activiste Maria Andreyeva, l’une des figures des femmes du mouvement mobilisé, est la dernière en date à en avoir subi les conséquences. Le 6 août, elle annonçait qu’elle déposait les armes, après avoir été classée « agent de l’étranger » et privée de son emploi. Et rares sont les femmes qui osent encore s’exprimer, comme elle, à visage découvert. Elles sont pourtant les seules à pouvoir relayer la parole des combattants dans l’enfer de la guerre en Ukraine. C’est précisément ce que craint le Kremlin, qui fait tout pour éviter que ne reviennent du front des témoignages qui contrediraient la version officielle.

Entretien avec Anna Colin Lebedev sociologue à l’université Paris-Nanterre et spécialiste des sociétés post-soviétiques (1).

Anna Colin Lebedev, sociologue, spécialiste des sociétés post-soviétiques. | DANIEL FOURAY / OUEST-FRANCE .

Anna Colin Lebedev, sociologue, spécialiste des sociétés post-soviétiques. | DANIEL FOURAY / OUEST-FRANCE .

Qualifiée d’agent de l’étranger et privée de son emploi, l’activiste Maria Andreyeva, l’une des figures de proue du mouvement des femmes mobilisées en Russie, a dû se retirer cette semaine… Trop gênant pour le Kremlin ?

Les autorités n’osaient pas toucher à ces femmes jusqu’à récemment, par crainte d’une protestation des combattants. La parole était bloquée depuis le début de la guerre en Ukraine, en février 2022, mais le mouvement des femmes des hommes mobilisés n’a été classé comme « agent étranger » qu’en juin dernier.

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Un signe de fébrilité du Kremlin ?

Moscou glorifie les combattants, mais il existe un tabou complet sur ce qu’ils vivent sur le front. Les mobilisés sont là pour une durée indéterminée, presque à vie. Ils sont censés y mourir ou y rester. Plus que tout, le Kremlin craint leur retour : ils pourraient donner un témoignage de la guerre très différent de la version officielle.

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D’où cette tentative de faire taire leurs femmes ?

Oui, eux seuls peuvent relayer les informations qui leur parviennent du front. Sur les conditions matérielles, le manque de soins en cas de blessures, etc.

Cela rappelle les comités de mères de soldats des années 1990…

Les mobilisations de femmes liées aux questions militaires existent depuis la fin de l’ère soviétique, en 1988-1989. Leur émergence est très souvent liée aux guerres, en l’occurrence en Afghanistan (1979-1989), mais aussi à la manière dont l’État russe traite généralement ses conscrits et combattants. Elles sont dans une situation de grande dépendance vis-à-vis de l’armée, voire de privation de leurs droits civiques : leurs proches sont les seuls à pouvoir prendre la parole pour les défendre.

Le mouvement est-il cette fois-ci également visible auprès du grand public ?

Elle n’est ni structurée ni enregistrée. Il est impossible d’en mesurer l’ampleur car ces femmes n’ont pas la possibilité de se rencontrer. L’accès aux médias publics et privés est fermé à toute personne qui critique le gouvernement, elles ne sont donc présentes publiquement que sur YouTube Et Télégramme. Maria Andreyeva est l’une des rares à avoir témoigné à visage découvert, mais elle n’est connue que de quelques dizaines de milliers de personnes qui suivent ces chaînes.

Pas de quoi faire trembler le Kremlin ?

Les proches des combattants pouvaient être une épine dans le pied du gouvernement lorsque la manifestation était tolérée. En 1988-1989, nous étions au milieu de perestroïka Et transparence, donc dans un contexte d’ouverture et de possibilité pour les médias de dire ce qui n’allait pas dans le pays. Idem pendant la guerre en Tchétchénie (1994-1996). Les paroles des proches ont été relayées, ce qui a donné la possibilité à de nombreuses femmes de se reconnaître dans le mouvement.

Tout ce que Vladimir Poutine veut éviter désormais ?

Dans sa priorité de gagner la guerre, il aurait pu s’allier à ceux qui réclamaient une armée plus efficace. Les femmes des mobilisées, la première année, tenaient un discours hyperpatriotique : elles ne contestaient pas les objectifs de la guerre mais exigeaient qu’elle se passe bien pour les hommes. Sauf que le pouvoir russe ne recherche pas l’efficacité mais le contrôle, ce qui le rend sourd à la critique.

Le sort des soldats n’émeut-il pas le reste de la population ?

La sympathie que les Russes pouvaient éprouver pour les combattants était très différente dans les conflits précédents. En Afghanistan et en Tchétchénie, les hommes étaient des jeunes à peine sortis de l’enfance et envoyés au front contre leur gré.

Nous n’avons pas de données fiables et complètes, mais pour donner un ordre de grandeur, on estime que, depuis 2022, la Russie compte environ 300 000 hommes mobilisés sur près de 800 000 combattants. Car elle recrute beaucoup sur contrat, inondant ces hommes et leurs proches de paiements faramineux. Quand un mobilisé touche environ 2 000 € par mois, un combattant sous contrat peut toucher entre 5 000 et 8 000 € à la signature, auxquels s’ajoutent le salaire mensuel versé par le ministère de l’Intérieur et une prime de sa région.

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Ces combattants sous contrat sont considérés comme riches ?

Oui. Elles gagnent des sommes inouïes comparées au salaire moyen russe de 450 euros – seulement 200 euros dans les républiques caucasiennes –. Ce qui réduit considérablement la sympathie à leur égard. Il en va de même pour leurs femmes, perçues comme des épouses de mercenaires qui ont choisi de s’engager et qui vivent la belle vie…

L’une des revendications des femmes mobilisées est de dire : « Puisque vous recrutez sous contrat, ramenez nos hommes qui ont été enrôlés de force. »

Mais pas question de démobiliser ?

Absolument pas. D’abord parce qu’elles sont désormais des combattantes aguerries. Mais aussi pour les empêcher de retourner à la vie civile en diffusant une histoire de la guerre qui provoquerait des désordres. En réalité, ce qui dérange ces femmes, c’est d’abord leur mari. Leur expérience de guerre ne doit pas perturber l’image que l’État russe tente de construire.

En quoi leurs témoignages seraient-ils pires que ceux des guerres passées ?

Nous n’avons pas changé de nature, mais de degré. Les droits des soldats n’ont jamais été véritablement respectés dans l’armée russe au cours des trente dernières années ; la formation n’a jamais été de qualité… Mais aujourd’hui, les combattants sont envoyés au front sans préparation, sans encadrement, quel que soit leur état de santé.

Ces soldats sont utilisés comme consommables. L’armée intègre l’idée qu’ils ne sont pas secourus sur le front, qu’ils ne sont pas soignés pour leurs blessures… On voit des cas d’hommes renvoyés au front un mois ou deux après une amputation, juste pour faire de la figuration. C’est la masse humaine qui compte.

(1) Auteur de « Le cœur politique des mères. Analyse du mouvement des mères de soldats en Russie » (éd. de l’EHESS, 2013) « Jamais frères ? – L’Ukraine et la Russie, une tragédie post-soviétique » (éd. du seuil, 2022)

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