La partie la plus épuisante, ce sont les alertes. Bruno Retailleau en reçoit chaque jour des centaines sur son smartphone. Crises à gérer, informations sensibles, drames, demandes d’arbitrage… tout y est. L’ancien patron de la droite sénatoriale, insomniaque et hyperactif notoire, s’attendait-il à une telle cadence en entrant à l’hôtel Beauvau il y a un mois ? Un interlocuteur récent, qui le connaît bien, l’a trouvé déterminé, mais à genoux.
» Je réalise à quel point c’est le ministère des tracas », murmure le Vendéen. Cela ne fait aucun doute parmi les médias et ses collègues de l’exécutif. Bruno Retailleau veut « entailler », laisse sa marque autoritaire, avançant tel un rouleau compresseur. » C’est un véritable ministre de la cohabitation avec Emmanuel Macron, contrairement à d’autres, se réjouit un fidèle. Cela lui donne beaucoup de liberté. Alors il s’est dit : « Je ne vais pas me freiner. » »
Un texte disponible au Sénat
Depuis le 21 septembre, le ministre de l’Intérieur s’est exprimé dans presque toutes les presses et chaînes nationales. Cette saturation de l’espace a été pensée, souhaitée. Dans ce flux, les annonces ont été nombreuses dans les domaines réglementaire, diplomatique, mais aussi législatif. Ils poursuivent tous les mêmes objectifs : réduire l’insécurité et rendre les frontières françaises moins perméables aux flux migratoires extra-européens.
» Sauf qu’il dit tellement de choses qu’on ne sait pas ce qui a été validé ou pas par Matignon », s’agace un ministre. Il a fallu Maud Bregeon, porte-parole du gouvernement, pour confirmer dimanche dernier qu’une nouvelle loi sur le contrôle de l’immigration serait présentée au Parlement début 2025 pour que tout le monde la prenne pour acquis. » Il y aura un texte, mais on ne sait pas encore quand ni sur quoi, précise un conseiller du Premier ministre. De toute façon, il sera impossible de faire voter quoi que ce soit avant février. »
Bruno Retailleau y a fait une brève allusion devant les préfets reçus à Beauvau le 8 octobre : « Il nous faut les mesures votées dans la loi sur l’immigration (adoptée le 26 janvier) mais censurées – seulement dans la forme – par le Conseil constitutionnel. » Ces dispositions, poussées l’hiver dernier par la direction des Républicains, ont fracturé la Macronie en obtenant le soutien du Rassemblement national. Cela inclut le rétablissement du délit de séjour irrégulier, un durcissement des conditions de versement des allocations aux étrangers et la fin de l’automaticité du droit foncier. Ils attendent, inscrits dans le projet de loi (PPL) que Bruno Retailleau avait cosigné avec son ami le sénateur François Noël Buffet. Aujourd’hui, tous deux sont ministres.
La partition est donc prête, il ne reste plus qu’à ce que le gouvernement s’en approprie. Mardi soir à la Maison de la Chimie, en marge d’une réunion du bureau politique LR, Bruno Retailleau a fait preuve de confiance auprès d’un cadre de son parti. » Même texte, même vote, donc ça passe », lui a-t-il dit en substance. Sous-entendu : les 125 députés de Marine Le Pen n’auront d’autre choix, par souci de cohérence, que de le soutenir. Dans un tel scénario, les troupes de Gabriel Attal et les centristes du MoDem pourraient se désunir encore plus qu’en décembre dernier.
» Barnier et Retailleau jouent sur l’opinion publique, toujours en escalade sur les questions souveraines, constate un pilier de la Renaissance à l’Assemblée nationale. Dans nos circonscriptions, les électeurs nous demandent de soutenir le Premier ministre et ses mesures populaires, qu’il s’agisse de la taxation des plus riches ou d’une loi sur l’immigration. Mais au fond, c’est de la connerie, parce que ça ne changera rien, et ça tuera Barnier. Il va se retrouver piégé, plein d’amendements de partout, et je ne vois pas l’équation qui nous amène à voter à nouveau avec le RN. »
A l’extrême droite de l’hémicycle, on oscille entre méfiance et calcul. Marine Le Pen disait qu’elle « ne rien interdire » mais je parie – espérer ? – que le ministre de l’Intérieur ne proposera que » cuillères « . » Retailleau veut rompre l’alliance avec le bloc central et montrer qu’il n’a pas les moyens de sa politique, soupçonne un proche de l’élu du Pas-de-Calais. Et s’il va jusqu’au bout, il suffira d’allonger la liste de courses pour être éternellement insatisfait. »
Malgré son rejet viscéral de « en même temps » Macronien, le Vendéen traite ses nouveaux alliés avec respect. Ce jeudi, il a déjeuné avec Gabriel Attal. L’ancien Premier ministre apprécie la courtoisie de Bruno Retailleau. Il lui a demandé d’être attentif à la distinction entre les sans-papiers qui travaillent et ceux qui n’ont pas d’emploi. Demain, l’habitant de Beauvau traversera la rue pour son premier entretien avec le chef de l’Etat. Il lui présentera les grands axes de son action au ministère, avec déférence, mais sans demander de décharge. Bruno Retailleau sait que l’Élysée n’a aucun contrôle.
Un contexte européen favorable
C’est plutôt avec la frange « humaniste » de l’exécutif que les violons devront s’entendre. Outre le ministre de la Justice, le socialiste Didier Migaud, il y a Geneviève Darrieussecq, chargée de la Santé et proche de François Bayrou, qui dit vouloir préserver l’aide médicale de l’État. Celui-là même que Bruno Retailleau veut transformer en aide médicale d’urgence. » L’AME reste le système d’accès aux soins le plus avantageux en Europe, persiste le ministre de l’Intérieur à La Tribune Dimanche. Concernant l’ensemble des mesures auxquelles ont accès les étrangers, j’espère que la France se situera dans la moyenne européenne et que nous ne serons plus systématiquement meilleurs offrants. Notre attractivité est parfaitement perçue par les réseaux de passeurs qui poussent les migrants à traverser la Méditerranée. »
Le niveau communautaire jouera un rôle important dans sa stratégie. Heureusement, la grande majorité des 27 États membres de l’Union européenne durcissent leur législation ou augmentent le retour de leurs immigrants illégaux. Un phénomène lié à la montée de l’extrême droite dans les urnes. Pour certains, on cherche à l’endiguer, pour d’autres, c’est le nationalisme qui gouverne. Il y a l’Italie de Giorgia Meloni, bien sûr, mais aussi les pays scandinaves et surtout l’Allemagne du social-démocrate Olaf Scholz.
Bruno Retailleau veut profiter de ce climat pour donner une impulsion similaire en France et dans les pays d’origine des étrangers soumis à une obligation de quitter le territoire. » Je ne suis pas dans une démarche idéologique, il plaide. Je veux convaincre. Les trois quarts des Français soutiennent notre ligne ferme. Si on a des trous dans la raquette, ça ne marchera pas. » Vendredi, l’ancien chef du groupe LR au Sénat a accompagné Michel Barnier pour un déplacement à Vintimille, près de la frontière franco-italienne. Le Premier ministre a évoqué les contours d’une future loi sur l’immigration… mais s’en est tenu à la nécessité de traduire, dans notre droit national, le pacte européen sur la migration et l’asile adopté en avril.
Cet impératif va-t-il empiéter sur les autres mesures souhaitées par Bruno Retailleau ? » Il peut y avoir un seul texte ou deux textes distincts, ce n’est pas encore décidé », Botte le Vendéen. En fin de compte, c’est Michel Barnier qui aura le dernier mot. Sans doute la transposition du pacte sera une priorité, mais le Rassemblement national risque, là aussi par souci de cohérence, de s’y opposer comme il l’a fait avec virulence au Parlement européen.
Quant au PPL Retailleau-Buffet, qui reste une base de travail, il devra une nouvelle fois affronter la passoire du Conseil constitutionnel. A Beauvau, on fait semblant de s’en moquer. L’argument des « cavaliers législatifs » sera moins efficace si le but même de la loi est de durcir les conditions d’accueil des étrangers. Les équipes de Bruno Retailleau joueront également avec les différents curseurs de texte afin de rester au point. » Si l’état d’esprit du juge constitutionnel est de protéger l’humanité, ce sera contre-productif, ça coupe enfin un rouage dans le ministère. La colère sera telle que Marine Le Pen finira par devenir présidente de la République. C’est ce qui est en jeu. » En mars prochain, trois des neuf sages devront céder leur siège, dont Laurent Fabius, patron de l’institution. En janvier, leur censure était tombée à une voix.