LA TRIBUNE- Le taux d’emprunt à 10 ans de la France a dépassé cette semaine celui de l’Espagne sur le marché de la dette, une première depuis près de 18 ans. Comment interprétez-vous ce mouvement ?
PATRICK ARTUS- Les investisseurs institutionnels et étrangers sont de plus en plus préoccupés. Ces acteurs s’interrogent sur la capacité de la France à réduire son déficit public, même sur une période assez longue. Des inquiétudes sont également apparues quant à l’avenir du système de retraite. Ces inquiétudes surviennent dans un contexte de faible croissance. Avec une croissance nulle au dernier trimestre 2024, l’acquis de croissance sera très faible en 2025.
Faut-il s’inquiéter d’une réaction des marchés en l’absence d’amélioration de la situation économique française ?
Si la réforme des retraites est maintenue, la méfiance du marché sera modérée. On peut penser que le spread avec l’Espagne pourrait monter jusqu’à 90 points de base. Mais si la réforme des retraites est annulée, une violente méfiance règnera. L’écart vis-à-vis de l’Allemagne pourrait dépasser les 100 points de base. Rappelons que l’Espagne va réduire son déficit public à 3,2% du PIB cette année et vise un peu plus de 3% l’année prochaine. Quant à la croissance, elle avoisine les 3 %. Contrairement à l’Espagne, la réduction du déficit public en France sera douloureuse.
Les ministres de Bercy, Antoine Armand et Laurent Saint Martin, ont annoncé vouloir donner la priorité à la réduction des dépenses dans le budget 2025. Faut-il réduire les dépenses lorsque la croissance ralentit ?
Les ministres n’ont pas vraiment le choix. S’ils ne font rien, la France pourrait afficher un déficit public de 6,5 % du PIB en 2025. Tant que la croissance est autour de 1 % par an, elle ne contribue pas à réduire le déficit. La structure de la demande n’est actuellement pas favorable. La croissance vient principalement des exportations.
Cependant, cela ne génère pas de TVA. Nous devons éviter que la réduction des dépenses n’entraîne une baisse du PIB. Le risque est d’entrer dans un cercle vicieux sans fin. Nous devons éviter un scénario grec après 2010. Plus la Grèce réduisait ses dépenses publiques, plus le PIB baissait.
Quelles voies privilégier ?
La difficulté est que les pistes évoquées ne sont pas à la hauteur des enjeux. Le projet de crédit d’impôt recherche pourrait rapporter 500 millions d’euros par an. La révision des réductions de cotisations salariales ne rapporterait que quelques centaines de millions d’euros. Concernant la non-indexation des tranches élevées de l’impôt sur le revenu, il peut y avoir un problème de constitutionnalité.
Faut-il taxer les super profits ?
Le risque est que la taxe sur les superprofits se limite à une taxe sur EDF et Engie car ils sont les seuls à avoir des profits élevés en France. D’autres réalisent des bénéfices élevés à l’étranger et sont plus difficiles à imposer.
Etes-vous favorable à une taxation des plus grandes fortunes ?
Il existe des anomalies fiscales en France. Le premier concerne les revenus situés en haut de la distribution. Ces gens riches ne paient presque pas d’impôt sur le revenu parce qu’ils placent les dividendes qu’ils reçoivent dans une fiducie. Toutefois, ces dividendes ne sont pas imposables. Il existe une marge de manœuvre sur le taux d’imposition pour les plus riches. Si ces personnes payaient un impôt sur le revenu au taux annuel de 46 %, cela pourrait rapporter 15 milliards d’euros. Ce n’est pas ridicule.
La deuxième anomalie concerne l’héritage. Le taux d’imposition des grandes successions n’est que de 10 %. Ces héritages concernent principalement des biens professionnels qui bénéficient du pacte Dutreil. Il y a sans doute une réflexion à avoir sur une réforme du pacte Dutreil. Le taux effectif pour les successions moyennes ou élevées est de 30 % quand le taux pour les grandes successions n’est que de 10 %. Cette dégression est choquante.
Y a-t-il un risque d’investissement ?
Taxer ces revenus élevés n’aura aucun impact sur la consommation. Généralement, ces personnes puisent dans leur épargne et cette épargne est réinvestie sur les marchés financiers. Le seul risque est que cela coupe les investissements. La plupart des investissements sur les marchés financiers sont des réinvestissements en actions ou capital-investissement qui font grimper les cours des actions ou les valorisations des entreprises.
Parmi les économistes, il existe un consensus sur la taxation de tous les biens, y compris les biens professionnels, à un taux très faible. L’idée serait de fixer un seuil haut de 10 ou 20 millions d’euros. La proposition de l’économiste Gabriel Zucman (président de l’Observatoire européen de la fiscalité) de mettre en place une taxe de 0,3% réduit marginalement la rentabilité des actifs et peut générer des ressources fiscales extrêmement importantes. En France, une telle taxe pourrait rapporter 4 milliards d’euros de recettes.
Dans une note récente, vous avez montré que la mise en œuvre de la politique de l’offre en France a donné des résultats sur l’investissement total des entreprises mais pas sur l’emploi ou la croissance. Les ministres de Bercy ont cependant défendu la politique de l’offre lors de leur audition cette semaine devant la Commission des Finances. Comment expliquer l’attachement à cette politique économique si elle n’a pas tenu ses promesses ?
Le problème est que la France n’a pas vraiment mené une pure politique de l’offre. D’un point de vue fiscal, la France a uniformisé la fiscalité des revenus du capital. Mais les impôts sur la production restent plus élevés que dans d’autres pays. Du côté de l’offre, se posent toujours des questions de formation, d’éducation, de réglementation et de normes.
La France mène une politique fiscale du côté de l’offre mais cela ne lui confère pas d’avantage par rapport aux autres pays. Il n’est pas surprenant que les effets soient faibles. Les entreprises continuent de faire état de difficultés liées au recrutement et aux coûts énergétiques en Europe.
Les entreprises signalent également des difficultés avec leurs carnets de commandes.
Au cours de la période récente, les entreprises se sont plaintes d’une demande insuffisante, notamment dans l’industrie. Du côté des services, les entreprises se plaignent de difficultés et d’insuffisances de recrutement et de capacités de production disponibles.
Selon vous, quels sont les facteurs à activer pour améliorer la productivité en France ?
En France, la productivité a baissé de 4,5 % depuis 2019. Une partie de la baisse s’explique par l’apprentissage. Le reste s’explique par l’insuffisance des investissements dans les hautes technologies, la recherche et le développement. La France paie pour les problèmes de compétences. Il y a un problème de financement de l’innovation en France.
Etes-vous favorable à un emprunt commun en Europe comme le préconise le récent rapport de Mario Draghi ?
Je suis favorable à la mutualisation des dépenses de politique industrielle en Europe. La concurrence entre les pays est désastreuse. Le problème est que sur les 800 milliards d’euros du plan NextGenEU, 220 milliards d’euros ont été prêtés aux pays et seulement 120 milliards d’euros ont été investis. Le problème réside dans la faiblesse de l’innovation et dans les procédures bureaucratiques d’obtention de fonds.
Commentaires recueillis par Grégoire Normand