Nouvelles locales

« Houris » de Kamel Daoud : au nom des siens

Houris

Par Kamel Daoud

Gallimard, 412 p., 23 €.

Ce que l’on devine chez elle, c’est d’abord son large sourire. Trop large, dessiné par la lame du coupe-gorge. C’est le trait indélébile de ces années de plomb dont il ne faut pas parler. « Je suis la trace, la preuve la plus solide attestant de tout ce que nous avons vécu en dix ans en Algérie », confie cette femme prénommée Aube. Vingt ans après la guerre civile, la voix intérieure de la narratrice nous dit ce que la loi nous interdit d’évoquer, sous peine d’emprisonnement, depuis la promulgation de la charte pour la paix et la réconciliation en 2006. Il y a pourtant beaucoup à dire, malgré les cordes vocales sectionnées dans le même geste sacrificiel : « Comment une femme muette de 26 ans peut-elle parler autant sans reprendre son souffle ? » C’est urgent.

Si le lecteur entend sa voix, c’est d’abord à l’enfant qu’elle porte en elle qu’elle veut s’adresser. Comment donner la vie dans un pays de morts ? « C’est un couloir d’épines que de vivre pour une femme dans ce pays. » Se remet-on jamais des drames que nous avons vécus, des effusions de sang, des luttes fratricides qui ont déchiré l’Algérie dans les années 1990, faisant pas moins de 200 000 morts ? Si elle en a miraculeusement réchappé, Aube se souvient du massacre perpétré à Relizane, au large d’Oran. Son peuple est mort. « Il ne reste plus rien de la guerre que les égorgeurs de Dieu ont menée il y a quelques années. Seulement moi, avec ma longue histoire. »

Tout est effacé

Dans son salon de coiffure, elle vient en aide aux femmes, apparemment sans laisser de trace : « C’est une guerre de vivre, ma Houri », Elle confie à l’enfant qu’elle porte dans son ventre, en utilisant le nom donné à ceux qui sont promis aux fidèles musulmans lorsqu’ils atteignent le paradis. Par bribes, pas à pas, l’histoire se raconte. Cet enfant à naître est le premier auditeur : « Avec vous, je résiste à l’effacement qui a été imposé à des gens comme moi dans ce pays. » La journée avance, on comprend qu’Aube est en route pour retrouver sa première terre, en montagne : « Certains savent que je reviens d’entre les morts. Que j’ai survécu à l’égorgement pour compter les victimes. Et leurs bourreaux. »

En chemin, Aube rencontre Aïssa, un libraire ambulant. Scrupuleux auteur d’attaques et de tentatives, il s’efforce de sauver la mémoire malgré les risques : « C’est fou de ne pas pouvoir raconter une histoire jusqu’à la fin. » confie-t-il. La jeune femme et son large sourire pourraient être le signe que tout n’est pas perdu : « Tout a été effacé, il ne reste plus rien, c’est comme si tout avait été inventé dans ma tête et puis tu apparais sur la route. » D’autres histoires sont racontées, jusqu’à l’arrivée au village natal. Comment le survivant sera-t-il accueilli ? « C’est une idée folle, ruineuse et mauvaise que d’essayer de remonter le temps ou de chercher des preuves pour négocier avec une personne décédée. » Reproche vivant à tous les coupables, Aube plonge dans la mémoire traumatisée d’une communauté encore prisonnière de sa cécité.

Une fresque intimiste, un récit douloureux à l’écriture ciselée, Houris donne la parole à un personnage presque muet. Au risque de perdre son lecteur, le roman exigeant déroule une histoire en lambeaux, faite d’allers-retours, de résurgences et d’aveux insensés. Ces détours étaient nécessaires pour approcher la vérité. Kamel Daoud brise la loi du silence, au nom des siens. Magistral.

New Grb1

Gérard Truchon

An experienced journalist in internal and global political affairs, she tackles political issues from all sides
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