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GRAND ENTRETIEN. « Je ne veux pas imaginer que la Nouvelle-Calédonie soit un business as usual », s’inquiète l’ancien garde des Sceaux Jean-Jacques Urvoas

GRAND ENTRETIEN. « Je ne veux pas imaginer que la Nouvelle-Calédonie soit un business as usual », s’inquiète l’ancien garde des Sceaux Jean-Jacques Urvoas

Ancien ministre de la Justice de François Hollande et auteur d’un rapport d’information sur la Nouvelle-Calédonie en 2013, Jean-Jacques Urvoas analyse la situation sur le Rocher, en proie à des violences depuis mai. Pour lui, l’objectif de rétablissement de l’ordre public ne doit pas faire oublier qu’il s’agit d’un « conflit politique » qui appelle des solutions politiques.

L’ancien ministre de la Justice (2016-2017) Jean-Jacques Urvoas revient sur les violences qui frappent la Nouvelle-Calédonie depuis le mois de mai. Pour lui, l’État a failli à son rôle de « facilitateur » dialogue entre les différents camps calédoniens. Pour sortir de la crise, « Il faudra élargir le champ des interlocuteurs »il plaide.

Outre-mer la 1ère : En mai, vous disiez que « Sans accord mondial, ce sera le chaos » en Nouvelle-Calédonie. Deux mois et demi plus tard, y sommes-nous ?

Jean-Jacques Urvoas: Malheureusement, nous en sommes là et je n’ai pas l’impression que ce soit une situation temporaire. Nous avons deux hypothèses devant nous : statu quopuisque l’on constate que les barrages sont démantelés et reconstruits tout aussi rapidement, et que les incendies et les dégâts continuent.

L’autre scénario n’est pas beaucoup plus optimiste : c’est celui de l’escalade. Malgré la présence massive des forces de l’ordre, on pourrait avoir un incident supplémentaire qui envenimerait encore la situation et l’étendrait à l’archipel. Alors oui, c’est le chaos et l’État n’assume pas ses responsabilités puisque son devoir principal est de garantir l’ordre public.

Vous avez également déclaré que la priorité est de rétablir la paix et que « L’ordre public n’est pas négociable ». Évidemment, ce n’est pas une réponse suffisante.

Non, ce n’est pas une réponse suffisante car il ne faut pas se tromper sur ce qui est en jeu. Je crois qu’il faut nuancer les faits. Quand on aborde ces sujets sous l’angle de la délinquance ou de la violence, on oublie l’essentiel pour moi, qui est le fait qu’il s’agit d’un conflit politique.

A son déclenchement, se pose la question, non pas du dégel, mais de la souveraineté, car on sait que l’équilibre démographique est au cœur de ce problème. On s’inquiète depuis longtemps de la crainte des Kanaks de se retrouver un peu plus minoritaires sur leur île. Et donc, si on nie la dimension politique de ce conflit, on ne trouvera pas de réponse politique.

Vous avez été ministre de la Justice. Quel regard portez-vous sur ces dirigeants indépendantistes du CCAT emprisonnés en France ?

Il m’est difficile de vous répondre car j’ai eu des responsabilités dans ce domaine et je sais que lorsque les magistrats prennent ce genre de décisions, ils ne le font pas à la légère. Et donc, je veux croire que les dossiers des personnes qui sont incarcérées en France justifiaient qu’elles soient si éloignées de leur vie familiale.

Je comprends la colère et l’incompréhension que cela peut susciter, mais je m’abstiens de juger cet événement car, ayant travaillé avec des magistrats pendant de nombreuses années, je sais qu’ils sont conscients de l’ampleur de l’acte symbolique qu’ils ont commis en décidant de ces incarcérations.

L’État ne paie-t-il pas son manque d’impartialité depuis deux ans dans cette affaire ?

Il y a de nombreuses critiques à faire à l’Etat. La principale est de constater que rien de ce qui s’est passé n’était imprévisible. Il y avait eu suffisamment d’avertissements pour montrer que si l’Etat ne retrouvait pas son rôle traditionnel, c’est-à-dire celui de facilitateur, mais pas celui de spectateur. L’Etat n’a jamais été une tierce partie neutre dans cette affaire, l’Etat est signataire des Accords et donc il était de sa responsabilité de les faire fonctionner pour que les fils du dialogue ne se détendent jamais.

Mais depuis quatre ans, la situation ne cesse de se dégrader, ne serait-ce qu’en raison de l’abandon des réunions traditionnelles qui rythmaient l’accord de Nouméa : la suppression du comité des signataires, remplacé par une sorte d’ersatz appelé format Leprédour, à l’initiative du ministre Lecornu, mais qui à terme apparaît préjudiciable. Évidemment, lorsque l’État intègre un membre de la communauté loyaliste à son gouvernement (Sonia Backès, Secrétaire d’Etat à la Citoyenneté de 2022 à 2023)les autres partenaires de l’Accord peuvent légitimement se méfier du rôle que peut jouer ce membre, surtout lorsqu’il est rattaché au ministre de l’Intérieur qui avait pris en charge le dossier.

Justement, Marie Guévenoux, la ministre déléguée démissionnaire chargée des Outre-mer, doit se rendre en Nouvelle-Calédonie…

C’est à la fois une bonne nouvelle et en même temps un peu surprenant. Il s’agit d’un ministre démissionnaire en charge des affaires courantes. Je ne veux pas imaginer que la Nouvelle-Calédonie soit une affaire d’actualité. Je pense que c’est une affaire sérieuse qui demande du temps. Malheureusement, Mme Guévenoux n’en a pas. Mais peut-être nous en dira-t-elle davantage sur les conclusions de la mission de hauts fonctionnaires mise en place par le chef de l’Etat.

Après ces semaines de violences, les élections législatives ont vu la victoire d’un député indépendantiste.

Surtout, si l’on agrège les résultats de tous les électeurs calédoniens, on a un vote indépendantiste majoritaire. C’est un signal qu’il faut entendre.

Et ce n’est pas anodin pour ceux qui essaient de se projeter dans le positif pour voir comment on reconstruit quelque chose pour que la paix revienne et qu’on puisse reconstruire la Nouvelle-Calédonie. Parce que ce qui se passe devant nous n’est pas un problème institutionnel, c’est un problème social, économique.

Aucun accord global n’a pu être trouvé. Mais les élections provinciales doivent se tenir avant le 15 décembre, alors que la question du dégel du corps électoral n’est pas résolue…

C’est une situation bizarre. Le Parlement a décidé de reporter les élections. Entre-temps, il a voté un texte qui vise à dégeler le corps électoral. Mais ce texte est suspendu (en raison de la dissolution de l’Assemblée nationale décidée par Emmanuel Macron début juin). Si rien ne change, les élections auront lieu. L’accord électoral est gelé. Les élections peuvent-elles être à nouveau reportées ? Légalement, oui. Ce qu’une loi a fait, une loi peut parfaitement le défaire. Mais y a-t-il une majorité pour reporter à nouveau les élections ?

Je crois qu’au dégel, la question est réglée, il n’y a pas de majorité à ce stade. Elle n’existait pas lorsque le président de la République est venu à Nouméa. Il me semble que les élections législatives ont rebattu les cartes de ce point de vue.

Ces élections provinciales devraient-elles avoir lieu avant la fin de l’année ou devraient-elles être à nouveau reportées ?

Les nouveaux interlocuteurs qui viendraient de ces provinciales auraient évidemment un gain de poids vis-à-vis d’un Etat qui sera un Etat fragile dont le gouvernement, quel qu’il soit, sera menacé en permanence d’une motion de censure. Donc pour la Nouvelle-Calédonie, avoir des interlocuteurs gouvernementaux qui ne sont pas assurés du temps est une difficulté supplémentaire car ce qui doit être initié pour la reconstruction de la Nouvelle-Calédonie nécessitera évidemment une présence très forte de l’Etat et une parole qui puisse être tenue.

La loyaliste Sonia Backès a proposé une partition de la Nouvelle-Calédonie. Est-ce le signe d’une impossibilité de vouloir vivre ensemble ?

Ce n’est pas une proposition nouvelle. C’est une proposition que le sénateur Pierre Frogier avait faite il y a quelques années. À l’époque, j’avais pris sa proposition comme quelque chose de sérieux et de solide. C’est pourtant une position que je trouve pessimiste car elle part du principe que nous ne parviendrons pas à construire un avenir partagé et commun en Nouvelle-Calédonie.

Je comprends que Sonia Backès le reprenne aujourd’hui car il y a un certain nombre d’habitants de Nouméa qui ont vu leurs biens brûler, et qui peuvent en tirer la conclusion que si on se replie derrière une hypothétique ligne Maginot, on réglera le problème.

Mais je ne connais pas de chemin dans l’histoire qui se soit construit sur la peur de l’autre. Je pense que c’est une solution défensive, un repli, que j’entends, mais qui ne me paraît pas viable car les difficultés ne sont pas à Nouméa, elles sont en Nouvelle-Calédonie. La ville continuera à être attractive, et à moins que vous ne décidiez de mettre des barrages à l’entrée de Nouméa, vous n’empêcherez pas la libre circulation des personnes et des biens.

Je reste convaincu que l’avenir commun, que la création d’un peuple calédonien, n’ont pas été éteints par la montée de la violence qui a eu lieu. Je suis simplement absolument convaincu que nous ne ferons pas l’avenir avec les recettes d’hier.

Justement, comment retrouver ce chemin du dialogue ?

Il me semble que les deux sujets sont l’économie et l’éducation. Je crois que l’éducation est un sujet qui n’a pas été suffisamment abordé par les accords de Nouméa. Quand on voit les résultats du baccalauréat, on se dit qu’il y a quelque chose qu’il faut relancer parce que je reste convaincu que l’éducation, la culture est un facteur d’émancipation et donc de compréhension de l’autre. Pour l’économie, je pense que la CCI a un rôle beaucoup plus important à jouer aujourd’hui qu’hier. Les donateurs vont être essentiels à la reconstruction.

Il faudra élargir le champ des interlocuteurs. Si on travaille avec les mêmes interlocuteurs, on aura les mêmes difficultés. Il ne faut pas en interdire certains, mais élargir vers d’autres. Je pense que les maires, par exemple, doivent être les premiers et principaux interlocuteurs de l’État.

Le président de la République doit-il s’exprimer sur le sujet ?

Vous savez, les paroles d’un président de la République n’ont d’intérêt que si elles doivent dire quelque chose. Si elles doivent simplement répéter ce qu’il a déjà dit, je ne pense pas que cela soit utile. Et puis surtout, il me semble que les Calédoniens ont besoin de prévisibilité. La parole de l’État ne peut pas se limiter à des incantations. Dire qu’il va rétablir l’ordre, mais il y a 32 unités de forces mobiles sur le territoire… Je crois que les Calédoniens n’attendent pas une parole du président de la République, ils attendent des actes. L’État doit d’abord prendre ses propres responsabilités pour être crédible pour l’avenir.

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