« L’homme est le terme unique d’où il faut partir et auquel il faut tout ramener. » Cette phrase est tirée de L’Encyclopédie résume parfaitement la croisade des Lumières contre l’ignorance, l’absolutisme et l’intolérance. Pourtant, au milieu du XVIIIe siècle, le triomphe de la raison n’avait pas encore éclipsé les vieilles superstitions ! On pratiquait encore l’uroscopie (diagnostic des pathologies par la couleur des urines) et l’astrologie, on croyait encore aux présages et aux fantômes, on prescrivait encore des saignées (prélèvements de sang censés purger les maladies) et des exorcismes… Bref, tiraillé entre raison et magie, le siècle des Lumières vit encore fleurir quelques pratiques médicales insolites.
Par exemple, lorsqu’on récupère le corps d’une personne en train de se noyer, on ne sait pas trop comment réagir. La technique de la respiration artificielle, qui a fait une apparition timide au début du siècle, est marginalisée. « La respiration bouche-à-bouche a décliné jusqu’à presque disparaître au XIXe siècle pour des raisons d’hygiène » observe Anton Serdeczny, auteur de Du tabac pour les morts. Une histoire de réanimation (Champ Vallon, 2018).
Dans ce contexte d’incertitude, les techniques les plus farfelues cohabitent : frotter le corps du noyé avec de l’eau-de-vie, prélever un peu de sang sur les parties inférieures du corps, l’étendre sur une couche de cendres ou de fumier, le pendre par les pieds… Cependant, ces méthodes, maintes fois essayées, restent inefficaces. La municipalité se limite donc à limiter les accidents en démocratisant l’éclairage public aux abords des cours d’eau et en sécurisant les ponts et les garde-corps – d’autant plus que « la plupart des gens ne savent pas nager », souligne Anton Serdeczny.
La fumigation est un succès
Parmi les nouvelles techniques de réanimation, aucune ne fit autant parler d’elle que la « fumigation de tabac par le fundus » (aussi appelée « insufflation alvine »), apparue dans la littérature médicale vers les années 1730. Certains savants, comme René-Antoine de Réaumur, étaient en effet convaincus qu’il fallait insuffler du tabac dans les intestins des noyés pour les ramener à la vie ! La substance, âcre et chargée de nicotine, était censée exciter le système nerveux de la victime. Moins glamour que le bouche-à-bouche, la technique s’avéra désagréable. « par la nécessité d’avoir la bouche près des fesses d’une personne, reconnaît le docteur Antoine Louis dans son Lettres sur la certitude des signes de la mort (1752). Le motif, si vous voulez, ennoblit la chose, mais il n’enlève pas ce qu’elle a de désagréable. C’est pourquoi on invente divers intermédiaires entre la bouche du sauveteur et le rectum du noyé, au premier rang desquels un tube souple. De quoi rassurer les bons samaritains…
C’est à Philippe-Nicolas Pia, apothicaire parisien, que l’on doit la démocratisation de cette technique auprès du grand public. Dans les années 1770, ce dernier fit installer des « boîtes à fumigation » le long de la Seine, à proximité des ports et des lieux de baignade. A l’intérieur, on trouvait tout le nécessaire pour aider les noyés : couvertures, liqueurs, sels, allumettes, cuillères en fer… et bien sûr la « machine à fumigation » accompagnée de quelques feuilles de tabac séchées. Ce matériel fut également exporté à Lyon, Venise, Amsterdam et Londres, où l’on disait qu’il faisait des merveilles : « Les Hollandais et les Anglais commencent toujours le traitement de l’asphyxie par immersion par l’utilisation de lavements à la fumée de tabac, et leurs succès sont nombreux. » s’enthousiasme un contemporain du début du XIXe siècle.
Efficacité douteuse
Face à l’ampleur du phénomène, une question se pose : la fumigation sauve-t-elle vraiment des vies ? Les archives municipales de Lille gardent trace du sauvetage d’une jeune fille prénommée Robertine, tombée dans la Deûle en 1770. Secourue par des passants, elle fut examinée par des médecins qui lui administrèrent une seringue de fumigation. Robertine se réveilla alors – non sans effets secondaires : « on a remarqué que le bas-ventre se réchauffait ; la fille (la femme noyée) a demandé à aller à la piscine ; elle a laissé échapper beaucoup de gaz » dit un témoin Il semble cependant que ces « miracles » soient davantage imputables à la méconnaissance des signes cliniques de la mort – qui peuvent aisément être confondus avec le coma, la léthargie ou l’hypothermie – qu’à un véritable triomphe de la science médico-scientifique. « Personnellement, je ne crois pas à l’efficacité de l’insufflation alvine, ajoute Anton Serdeczny, qui lui a consacré sa thèse. Les documents qui attesteraient de cela manquent sérieusement de crédibilité. »
Preuve en est que la fumigation rectale n’a connu qu’une popularité de très courte durée : à la fin du siècle, on n’en parlait presque plus. Pourquoi ? Mystère. « Rien dans la littérature scientifique n’explique réellement le manque d’amour pour la pratique dans le deuxième tiers du XIXe siècle, puis sa quasi-disparition, parfaitement silencieuse » Anton Serdeczny s’interroge. Peut-être a-t-elle été supplantée par des techniques plus rationnelles ? Au début du siècle suivant, le prestigieux dictionnaire médical Littré recommandait plutôt de masser le corps du noyé : « Ce type de massage est le meilleur moyen de réchauffer le corps, il précise. « Toute chaleur d’origine étrangère est plus nocive qu’utile jusqu’à ce que la respiration soit rétablie. Les pratiques empiriques (…) telles que souffler de la fumée de tabac dans le rectum, se pendre par les pieds, etc., sont nocives ». Désertant les bords de Seine et autres voies navigables européennes, les boîtes à fumigation trouvèrent une seconde popularité… dans les cabinets de curiosités.
GrP1