Limoges (Haute-Vienne), reportage
« Nous devons amener la moissonneuse-batteuse là-bas, et plus vite que ça ! » Entre néons rouges et verts et machines à fumée, deux trios de lycéens s’affrontent ce samedi 26 octobre lors de la finale de la Coupe française des jeux vidéo suisses. Simulateur agricoledont la dernière version sort le 12 novembre. Une réunion organisée par la Fédération nationale des syndicats agricoles (FNSEA), le syndicat agricole majoritaire avec une vision productiviste.
Au Limousine Park de Limoges, huit équipes participent à un événement unique : ramasser le plus de bottes de foin en un temps record – une compétition diffusée en direct sur YouTube et Twitch. Très réaliste, notamment dans la représentation des machines, ce jeu de simulation passionne les jeunes des lycées agricoles. A la tête d’une exploitation agricole (qu’il faut agrandir et rentabiliser pour avancer dans le jeu), les joueurs endossent le rôle d’un agriculteur polyvalent : élevage, céréales, maraîchage ou transformation…
Depuis la première édition en 2008, la popularité du jeu ne faiblit pas : la dernière version (2022), accessible sur toutes les consoles et ordinateurs, s’est vendue à 6 millions d’exemplaires, un chiffre non négligeable. Parmi les concurrentes du tournoi, Claire Vasseur joue presque tous les jours depuis quatre ans. Mathias Roussignol, jeune homme vif et confiant, se targue de « 5 000 heures de pratique ».
Son professeur, Maxime Poulain, a même installé le jeu dans la salle informatique de son lycée. « Nous ne devons pas cacher notre visage : 90 % de lycéens dans les filières techniques agricoles jouent. Je l’utilise parfois comme outil d’apprentissage. » Il ajoute : « L’aspect « jeu » (jeu) C’est un bon moyen d’attirer des gens vers nos secteurs qui ont du mal à recruter. »
Un avis partagé par Fabienne Garel, élue au conseil d’administration du FNSEAqui n’a pas lésiné sur les moyens pour mobiliser les acteurs : tracts, affiches, articles dans la presse spécialisée – notamment les médias Réussirdont le syndicat est le principal actionnaire —, et la répartition des « cadeaux » à la fin du tournoi.
Le Syndicat national de l’enseignement technique agricole public (Snetap) ne voit pas d’un bon oeil cette initiative. Dans une lettre datée du 10 octobre adressée au ministère de l’Agriculture, que Reporterre obtenu, a-t-il dénoncé, à propos de la Coupe, « entrée à faible bruit (…) du FNSEAau sein des lycées agricoles publics »et signalé « une atteinte grave à la neutralité (…) des établissements publics ».
Des accusations réfutées par le FNSEAce qui nie « une intention derrière l’organisation » et tout arrangement financier avec la franchise Giants Software, développeur de Simulateur agricolesinon l’autorisation gratuite d’utiliser le jeu. Toute ressemblance entre le jeu et le modèle agricole promu par le syndicat serait, selon le FNSEAfortuit.
Un avis que ne partage pas Snetap : en faisant « Pleins feux sur l’agro-industrie », Simulateur agricole serait un « objet de propagande pour un modèle agricole unique, basé sur de grandes exploitations agricoles, une utilisation intensive de pesticides et des machines plus grandes et plus coûteuses ».
Rémi Jay-Rayon, professeur au lycée Olivier de Serres, en Ardèche, abonde dans le même sens : « Le jeu vous pousse à accéder aux derniers niveaux pour débloquer les machines les plus puissantes. » C’est donc par le prisme de l’innovation que ses étudiants se projettent dans l’agriculture. Ils ne sont pas les seuls : depuis les années 1950, le modèle productiviste dégage une fascination machiniste, explique Nicolas Legendre, auteur de Silence dans les champs (éd. Arthaud, 2023) : « Le tracteur est un symbole de réussite, de fierté sociale et de transmission familiale. »
Au-delà de l’attachement affectif, les machines sont le symptôme, selon lui, de la fuite en avant techniciste et productiviste du monde agricole. « Ils sont de plus en plus chers, on ne peut que s’endetter pour les acheter. »
Et le jeu ne s’y trompe pas. La mécanique du crédit s’impose rapidement au joueur qui souhaite s’équiper, notamment pour les amateurs des dernières technologies d’agriculture de précision – titre de l’extension bien nommée sortie en 2021. Commercialisée « écologique et durable »il permet à l’utilisateur d’épandre moins, mais mieux, les intrants et les pesticides. « Frimer »pour Nicolas Legendre, qui dénonce un élément de langage. « Réduire les doses, d’accord, mais il faut quand même regarder la concentration des produits, qui ont tendance à être de plus en plus puissants, notamment les synthétiques. »
Des technologies comme les services de données satellitaires qui, dans la réalité, représentent un coût important pour les agriculteurs, hors de portée des petites exploitations. Contacté par Reporterrele développeur Giants Software n’a pas répondu à nos demandes.
« Il n’y a pas de libre arbitre dans les jeux vidéo »
Conscient de « questions de développement durableJordan Dubourg, un grand homme de 26 ans, estime qu’ils ne sont pas incompatibles avec Simulateur agricole. Nous conservons notre libre arbitre. Utiliser ou non des pesticides, la décision appartient au joueur. » Une position souvent avancée par les défenseurs du simulateur. Mais qui, pour Valentin Serri, scénariste de jeux vidéo chez le développeur français Sloclap, « n’est pas honnête ».
Il réfute le « notion de libre arbitre dans ce domaine ». « Le joueur est limité par ce que décide le créateur du jeu. Si le scénario n’encourage pas l’agroécologie, l’utilisateur n’y va pas ». S’appuyant sur son expérience des concepts de « amusant » et le réalisme dans les jeux vidéo, explique-t-il : « Les concepteurs doivent répondre à une exigence intrinsèque au gaming : la proportionnalité entre temps de jeu et sensation de puissance. »
Particulièrement intéressé par les questions de « avenir souhaitable » et de « de nouveaux imaginaires » dans les jeux vidéo, Valentin Serri note que « s’il existe des alternatives écologiques, elles doivent être rentables pour le joueur. Par exemple, il pourrait gagner des points grâce à la présence de biodiversité sur son exploitation. ». L’absence de technologies de pointe n’est pas forcément dissuasive, comme en témoigne le succès du jeu Vallée des étoilesdans lequel le joueur reprend une ancienne ferme dans un village (30 millions de joueurs depuis 2016).
Un imaginaire à déconstruire
« Farming Simulator n’est pas le grand coupable que vous pourriez penserestime Thomas Borrell, membre de l’Atelier paysan, coopérative auteur de Reprendre la terre aux machines (éd. Seuil, 2021). Ce n’est que le reflet du modèle dominant. » Et les jeunes, notamment ceux issus de familles agricoles, intègrent ce modèle bien avant d’arriver au lycée : « S’ils aiment les machines, cela vient souvent de leur enfance. »
Ainsi, ils apprécient de trouver dans Simulateur agricole ce qu’ils savent et trouvent réaliste. « L’enseignement peine à contrer les représentations avec lesquelles les étudiants arrivent. » Ces fantasmes peuplés de tracteurs de plus de 400 chevaux et d’une gestion désincarnée de l’exploitation sont loin du modèle agroécologique promu par l’Atelier paysan.
Simulateur agricole peut-il néanmoins se targuer de déclencher des vocations de jeunes loin du milieu paysan ? ? Si le manque d’attractivité de ces métiers est un constat partagé par tous ces interlocuteurs, les solutions divisent. Pour Thomas Borell, « la séduction par le progrès technique – dont le jeu est l’archétype – est une stratégie contre-productive, car l’utilisation de machines dans des exploitations de plus en plus grandes entraîne une pression sur les terres. Leur travail remplace, à terme, celui des humains ».
Originaire d’Ardèche où il enseigne, Rémi Jay-Rayon s’avoue gêné d’encourager ses élèves à s’installer, conscient de la difficulté de trouver un terrain et un salaire. « ridicule ». Il s’agace des millions d’euros dépensés dans les plans de communication du ministère, qui a également organisé un tournoi en 2021. Simulateur agricole. Pour lui, qu’est-ce qui pourrait donner envie aux jeunes de devenir agriculteurs, « ce sont des agriculteurs heureux, avec un salaire décent, sans technologie illimitée. »
Au lycée du Neubourg (Eure), Nathan Milange, en terminale CGEA (conduite et gestion de l’entreprise agricole), s’est peu à peu rendu compte de la difficulté de la condition d’employé agricole. Dix ans de Simulateur agricole plus tard, ceux qui rêvaient d’être agriculteur étant enfant préfèrent désormais vendre ou faire fonctionner des machines.
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