Actualités du jeu Et si ce jeu indépendant de 2012 cachait l’avenir de la narration vidéoludique ?
La scène du jeu vidéo indépendant est souvent propice à des expériences intéressantes, que ce soit en termes de narration ou de gameplay. Si ces créations restent souvent confidentielles, certaines méritent de ne pas rester perdues dans la foule…
En 2010, Brendon Chung, un développeur américain ayant passé 5 ans chez Pandemic Studios (Star Wars : Battlefront, Le saboteur), quitte le studio et fonde sa propre structure indépendante : Blendo Games. En tout, Chung publiera 7 jeux (si l’on exclut une dizaine de projets mineurs) sous son propre studio, dont celui qui nous intéresse ici : le méconnu Trente vols d’amour. Après quelques années, et 3 premières productions publiées via Steam, c’est le 21 août 2012 que Blendo Games publie enfin son Trente vols d’amourrévélant les figures singulières low-poly et carrées de ses personnages. Un jeu que le développeur inclut dans sa série « Citizen Abel », une suite de travaux surprenante puisqu’elle inclut des mods de Séisme 2de Demi-vie ainsi que Os de gravitéune préquelle gratuite à Trente vols d’amour.
Pour bien comprendre Trente vols d’amour il faut d’abord s’arrêter à Os de gravité. Publié en 2008, 4 ans avant Trente vols d’amour, l’œuvre apparaît comme une expérience un peu plus longue mais avec une proposition moins acharnée que le jeu qui suivra. Dans Os de gravitéle joueur est aux commandes d’un personnage qui n’est jamais nommé, alors en pleine opération d’espionnage. Il y a d’abord une première mission (livrer un insecte piégé dans un verre pour traquer une cible « à travers la galaxie ») qui se réalise sans grande difficulté. Puis une seconde (photographier des oiseaux disséminés dans un niveau) qui sera cependant compliquée par un espion concurrent. Ce dernier filme le héros jusqu’au bout avant de s’enfuir avec l’appareil photo contenant les précieuses photos. Après une course-poursuite dans un tunnel et un métro, notre personnage connaît une fin tragique en tombant de plusieurs mètres après avoir été à nouveau surpris par son concurrent.
Si le jeu est particulièrement court (environ 15 minutes), il présente une esthétique originale doublée d’une ambiance maîtrisée. Ses graphismes low-poly n’entravent en rien son style rétro-futuriste, un mélange qui deviendra l’une des caractéristiques du développeur. Ici la majorité de la narration passe par l’image, les PNJ ne s’exprimant qu’à travers une grogne incompréhensible, Brendon Chung ayant préféré laisser parler son level design et sa mise en scène plutôt que des dialogues d’exposition. Par exemple, la chute finale de votre personnage n’a pas lieu lors d’une cinématique mais au sein d’une phase de gameplayvous donnant la possibilité de déplacer la caméra tandis que le ralenti de votre saut inexorable est entrecoupé de très courts flashbacks avec une temporalité incertaine.
À sa suite, Trente vols d’amour s’avère être une expérience tout aussi courte (environ quinze à vingt minutes), avec une histoire plus énigmatique mais surtout à la proposition artistique plus affirmée. En effet, le jeu ne contient aucune ligne de dialogue intelligible (contrairement à Os de gravité qui en avait une poignée) et raconte son histoire visuellement, détaillant son univers via des détails dans les décors. La véritable innovation de l’ouvrage réside effectivement dans l’utilisation de coupes sautées faire avancer un récit non linéairele jeu fait régulièrement des sauts temporels en avant et en arrière pour raconter son histoire mais aussi pour présenter ses personnages, leurs relations et leur plan.
En effet, Trente vols d’amour vous met aux commandes d’un braqueur, membre d’un trio, pendant que la petite équipe se prépare à réaliser un braquage. Malheureusement, l’opération se passe mal et vos deux complices se retrouvent grièvement blessés, vous laissant seul devoir traverser un aéroport en transportant un de vos complices. Si le gameplay du jeu reste particulièrement basique (il se limite en réalité à pouvoir déplacer votre personnage et la caméra), l’utilisation de jumpcuts lui permet une efficacité narrative remarquable. En utilisant ce procédé de montage emprunté au cinéma, Trente vols d’amour est capable de compresser son histoire en ne retenant que les scènes fortes, de dynamiser le rythme de sa narration et de surprendre le joueur à chaque fois. couper.
Dans le jeu, une coupure soudaine en pleine évasion introduit une séquence paisible se déroulant bien avant le braquage raté des 3 complices. Plus tard, une course-poursuite entre les deux voleurs survivants et la police est également racontée à l’aide de sauts sautant entre le présent et le passé. Il est intéressant de noter que pendant sa phase de conceptionle jeu comprenait des dialogues expliquant les relations entre les personnages mais que Brendon Chung a choisi de supprimer, préférant se concentrer sur une narration visuelle totale.
Il est particulièrement remarquable que les deux jeux choisissent la narration lors des phases de jeu. En effet, Os de gravité n’inclut que les cinématiques lors du débriefing donné à l’agent que vous incarnez, tandis que Trente vols d’amour ne le comprend que lors de montages très rapides présentant les personnages. Le reste du temps, le joueur garde le contrôle des mouvements et/ou de la vision du personnage même lors des passages narratifs. C’est cette tentative d’abandon de la scène cinématographique classique, celle qui sépare les phases de gameplay des séquences narratives fortes, qui nous intéresse ici.
L’idée est de penser à un médium dans lequel le joueur pourrait rester engagé tout au long du déroulement de l’histoire, un concept alternatif au « jeu vidéo cinématographique » qui implique une certaine rupture entre séquence de gameplay et séquence narrative. A l’heure où le jeu vidéo se rapproche de plus en plus du cinéma, il est surprenant de voir que le découpage cinématographique n’a pas inspiré la partie gameplay des œuvres vidéoludiques cela mis à part une poignée de tentatives sur la scène indépendante. Traditionnellement, si un couper se déroule dans le jeu, c’est généralement lors de la séparation d’une séquence de jeu d’une cinématique, essentiellement une séquence « non-jeu ». Une proposition comme Trente vols d’amour démontre que la narration en jeu est possible, même au sein d’une structure narrative extrêmement fragmentée, en plus de nous inviter à imaginer la possibilité de ne plus dissocier les séquences cinématiques du gameplay mais d’inclure la seconde dans le premier.
Il est difficile de ne pas penser ici à la cinématique post-prologue de Cyberpunk 2077. En effet, celle-ci avait quelque peu fait parler d’elle à la sortie du jeu, non seulement parce qu’elle était l’une des seules véritables cinématiques de toute son histoire mais aussi parce qu’elle se rattachait difficilement au reste du jeu. le travail. La séquence déconnectait excessivement le joueur du jeu, était réglée à un rythme un peu trop rapide et sa courte durée (seulement 1 minute et demie) ne tient pas compte du temps passé (6 mois) entre son début et sa fin. En ce sens, remplacer cette cinématique par du gameplay, même en conservant les sauts, aurait permis aux développeurs d’autoriser une séquence plus longue. et dans lequel le joueur aurait été investi plutôt qu’un spectateur détaché.
Ces dernières années, lorsque le jeu vidéo fait ouvertement référence au cinéma, c’est souvent en termes d’inspiration esthétique. : Le fantôme de Tsushima, Trek à Yomi tous deux reprennent les codes visuels du film de samouraï classique ; Le massacre de Hong Kong s’inspire très ouvertement du cinéma d’action hongkongais des années 1990 et 2000 et de réalisateurs comme John Woo ou Tsui Hark. Lorsqu’il s’agit d’utiliser les techniques du cinéma, c’est souvent le plan séquence, un plan continu sans coupures visibles, qui est privilégié. Les deux derniers Dieu de la guerre de Santa Monica et les deux Lame infernale de Ninja Theory ont fait de son utilisation un argument de vente, double preuve des capacités techniques de leur studio et de leur volonté d’offrir au joueur une aventure épique dans laquelle il serait continuellement aux commandes. En ce sens, Trente vols d’amour et son gameplay parsemé de jump cuts apparaît comme une alternative à ces initiatives, une alternative imparfaite certes, mais à partir duquel on peut tout à fait imaginer un avenir dans lequel les jeux vidéo élargiraient leurs moyens de narration sans avoir à restreindre leur jouabilité ou pour casser le rythme de son gameplay. C’est, dans un sens, une idée qui a pu être à l’origine de l’essor des séquences QTE dans les années 2000, un moyen « simple » de garder le joueur engagé pendant ce qui autrement resterait une cinématique avec peu d’implication du joueur.
Enfin, il ne s’agit pas de décrire la cinématique comme fondamentalement problématique ou comme la preuve d’un manque de créativité de la part des développeurs. : des jeux tels que Appel du devoirstructurés en missions, font un usage très pertinent des cinématiques. Il s’agit simplement de prendre en compte la variété des processus et des techniques disponibles pour la narration d’une histoire au sein d’une œuvre vidéoludique. La scène cinématique est par exemple particulièrement pertinente à l’heure où l’on souhaite réduire l’intensité du jeu.créer une « zone tampon » entre deux séquences de jeu fortes, ou réaliser un saut temporel ou spatial significatif. A l’inverse, une série de « sauts jouables » pourrait parfaitement s’intégrer dans un passage où l’on souhaite compresser le temps et/ou effectuer des sauts spatiaux ou temporels tout en gardant le joueur engagé. Les possibilités sont nombreuses et pour l’instant encore largement inexplorées mais le Trente vols d’amour de Brendon Chung représente une avancée particulièrement intéressante.
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