Est-il possible d’évaluer le nombre de français musulmans quittant la France ? – Libération
Le phénomène ne ferait aucun doute, serait en expansion, tout en étant inquantifiable. Le travail La France, tu l’aimes mais tu la quittes, publié ce vendredi 26 avril, s’interroge sur le mal-être des Français de culture ou de confession musulmane, que discriminations ou stigmatisations ont poussé à quitter la France. Si l’ouvrage regorge de témoignages (issus d’entretiens approfondis avec 140 personnes parmi les 1.000 ayant répondu à un questionnaire en 2022), il ne donne pas de chiffres précis. En introduction, les auteurs de l’enquête écrivent seulement : « Des milliers de Français et de Français décident (…) de quitter leur pays. » Olivier Esteves, l’un des auteurs des travaux et chercheur à l’Université de Lille, affirme « essayer délibérément d’être imprécis » parce que « toute ambition de donner des chiffres est illusoire et naïve ».
Avant même d’envisager les départs, la première difficulté concerne la définition de la population musulmane en France. Dans un dossier sur la diversité religieuse en France, l’Insee indique que 10 % des Français métropolitains âgés de 18 à 59 ans se déclarent musulmans en 2019-2020. Dans son travail de 2014 réalisé avec la Fondation Jean-Jaurès et Jérôme Fourquet, La religion révéléeHervé Le Bras, chercheur à l’Institut national de démographie (INED), présente les résultats d’une enquête sur l’appartenance religieuse, réalisée auprès de 50 000 personnes : 3 % des personnes interrogées se déclarent musulmanes. « Rapporté à la population totale de la France, (cela) ne représente que 1,8 million de personnes », atteste le démographe. Qui insiste sur le fait que « La religion musulmane est un terme vague », dont la portée dépendra, par exemple, du niveau de pratique religieuse.
Un manque lié à l’absence de recensement ethnique ou religieux
Les auteurs de La France, tu l’aimes mais tu la quittes 5,4 millions de personnes les évoquent « se déclarant musulmans en France ». Sur la base de ce total, ils estiment qu’il y a 195 000 musulmans expatriés (quelles que soient les raisons), tout en soulignant les limites évidentes de ce total. Ainsi, leur calcul consiste à partir de cette estimation du nombre de personnes s’identifiant comme musulmanes en France (5,4 millions) et à appliquer le pourcentage d’expatriés français temporairement ou définitivement (3,6 %). Ce qui repose sur le postulat que « Les personnes de confession musulmane sont aussi susceptibles d’émigrer que le reste de la population ». UN « hypothèse invérifiable », reconnaître les auteurs. Et qui ne donnerait donc aucune indication sur les motivations de ces expatriations.
En France, l’Insee dispose d’informations sur le solde migratoire. Mais l’institut statistique ne dispose pas de données sur l’expatriation des musulmans, faute de collecte sur l’appartenance religieuse : « Les flux migratoires sont estimés à partir du recensement de la population, qui présente le triple avantage d’être une source annuelle, avec un volume très élevé (plusieurs millions de personnes recensées), et couvrant l’ensemble de la population. En revanche, le questionnaire du recensement est court, et ne comporte notamment pas de question sur les convictions religieuses.
Lacunes dans les données sur l’expatriation
L’autre manière d’obtenir des informations est de les rechercher auprès des pays d’accueil. Qui présentent également des lacunes importantes. Selon les chiffres de l’expatriation publiés par le Sénat en 2018, les Français résident à l’étranger sont 1 802 382. Parmi les six pays les plus peuplés de Français, les États-Unis occupent la deuxième place (164 542 expatriés), le Royaume-Uni la troisième (146 123) et le Canada la sixième (100 356). Ces pays sont également parmi les plus populaires auprès de la diaspora musulmane, selon l’enquête. Mais comme expliqué au début de la note, « L’inscription à ce registre auprès des ambassades et consulats n’est pas obligatoire, seule une partie des Français de l’étranger est connue des services statistiques et consulaires ». Surtout, selon Hervé Le Bras, interrogé par VérifiezActualités, le nombre de musulmans expatriés n’est pas non plus quantifiable dans la plupart des pays d’arrivée où les informations sur la religion ne sont pas précisées.
Malgré ces zones d’ombre statistiques, les auteurs assurent que ces départs évoluent, en fonction des réponses tirées de leur questionnaire. « C’est la vraie leçon de notre travail, nous avons constaté une forte augmentation des départs en moins de dix ans. Nous avons 68 % des personnes interrogées qui sont parties depuis 2015 », quantifie Olivier Esteves. Un chiffre qui peut cependant s’expliquer en partie par l’âge moyen relativement jeune des répondants (35 ans). Un biais qui induit forcément des départs récents. Cette augmentation des départs, selon l’auteur, s’explique par le contexte de l’attentat qui a provoqué « une islamophobie sans gêne ». « L’islamophobie n’est pas un monopole français, mais en termes d’intensité et de longévité, c’est une exception française. » assure le chercheur.