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Entrevue avec Jacques Doucet : Des souvenirs que même la maladie d’Alzheimer ne peut effacer de la voix des Expos


Le 29 septembre 2004, nos Amours disputaient leur dernier match à Montréal. Le Journal vous propose une série de reportages dans le cadre de ce triste vingtième anniversaire du départ de nos Expos pour Washington.

Jacques Doucet, notre idole, n’est plus celui que nous avons tous connu. La maladie prend le dessus. Ce qui faisait tant adorer cet érudit du baseball, sa mémoire, commence à l’abandonner… Mais tout lui revient quand on lui parle des Expos.

Ceux qui connaissent M. Doucet de près ou de loin le savent. Depuis quelque temps, l’éternelle voix des Expos, aujourd’hui âgée de 84 ans, se tient éloignée des projecteurs en raison de problèmes de santé.

« Comme vous pouvez le constater, les années font leur œuvre… Il m’en manque des morceaux », m’a-t-il dit, sans détour, quelques minutes après mon arrivée chez lui, à Longueuil, pour lui parler du 20e anniversaire du départ des Expos.

Je ne cacherai pas son état. M. Doucet vieillit, comme tout le monde. Il est particulièrement touché par la maladie d’Alzheimer, comme tant de Québécois.


Jacques Doucet

Photographie Chantal Poirier

Jacques Doucet est l’une de mes idoles. Il n’y a pas beaucoup de personnes que j’idolâtrais autant que lui quand j’avais 12 ans et que je réalisais que je ne lancerais jamais aussi bien que Pedro Martinez. À 14 ans, j’ai écrit une longue lettre à M. Doucet pour lui dire que je rêvais de faire son métier un jour. Il m’a répondu pour venir le voir dans la galerie de presse du Stade olympique. Je m’en souviens comme si c’était hier et j’ai retrouvé la photo.


Jacques Doucet

Photo d’archive, Jean-Nicolas Blanchet

Pour cette entrevue, je ne voulais pas aller le voir seul. Je voulais y aller avec une autre personne qui avait signé ma casquette quand j’étais jeune, son acolyte pendant 24 ans, Rodger Brulotte. Je voulais simplement voir Rodger et M. Doucet discuter de leurs souvenirs.

On a fixé l’heure de l’entrevue et j’ai rencontré Rodger dans un McDo de Longueuil, 30 minutes avant pour qu’on puisse parler un peu de tout ça. Évidemment, comme à chaque fois que je vois Rodger en public, il fallait que je le prenne en photo avec le monde. Il ne refuse jamais.

Nous nous dirigeons vers la maison de M. Doucet. C’est un joli quartier. Une jolie petite maison.

Rodger me dit que son grand ami est nerveux. Il ne donne plus d’interviews et craint que sa mémoire soit affectée.

La sonnette retentit et M. Doucet vient ouvrir avec un grand sourire. Sa compagne depuis plus de 40 ans est Corrie, une brillante infirmière à la retraite. Le genre de personne qui, lorsqu’elle vous dit bonjour, vous met soudainement de bonne humeur.

M. Doucet porte sa casquette des Expos. Dans son bureau, dans la pièce à l’arrière, il y a quelques souvenirs. Il y a des articles plastifiés de Le New York Times et de Washington Post qui parle de son importance pour la francisation du baseball.

Avant Jacques Doucet, il n’était pas un voltigeur de gauche, il était un voltigeur de gaucheIl n’était pas un récepteur, il était un receveur. Ce n’était pas une balle coulissante, c’était une curseur.

Après nous avoir montré le salon, M. Doucet demande à Rodger ce qu’il fait ici.

On s’assoit. Rodger le rassure et lui dit que les Expos n’existent plus depuis 20 ans.

M. Doucet a répondu par un « han, han » ironique, signifiant qu’il le savait, et pas seulement à peu près.

Tout revient à lui

Et voilà. La voix des Expos ne semble plus avoir de problème avec sa mémoire. M. Doucet fouille dans ses souvenirs et tout semble lui revenir. C’est émouvant. Il pleure. Rodger pleure. Je ne parviens à pleurer que deux fois, mais je me retiens huit fois.


Jacques Doucet

Photographie Chantal Poirier

Je lui parle de son fameux discours du 3 octobre, au Shea Stadium de New York, lors du dernier match des Expos.

« Et si jamais par hasard on se croise dans la rue, au centre commercial ou sur le bord d’un lac lors d’une excursion de pêche, je serai heureux de te serrer la main, car tu étais un fier amateur de baseball et un supporteur des Expos », a-t-il dit au terme d’un long message de remerciements sans rancune ni amertume.

La classe, jusqu’au bout.

« Je me souviens avoir été très concentrée. Je ne voulais pas perdre le fil de mes pensées. Ce n’était pas facile ce jour-là, car il n’y avait pas de lendemain. J’essayais de garder mon sang-froid. Je ne voulais pas que mes émotions prennent le dessus, car Corrie peut vous le dire, je suis très émotive. »

Si vous vous souvenez, M. Doucet était en larmes lorsqu’il a terminé son discours. C’était probablement la première fois qu’on l’entendait pleurer, après près de 6 000 matchs consacrés aux Expos.


Jacques Doucet

Photo d’archive

Après cinq minutes de discussion, M. Doucet avait encore du mal à retenir ses larmes devant un Rodger tout aussi ému. Il y avait un peu de tristesse, mais Jacques avait surtout des étoiles dans les yeux, lorsqu’il se remémorait ses beaux moments.

C’est comme si une balle m’avait frappé en plein front que j’ai réalisé à quel point les Expos avaient eu un impact considérable sur la vie de deux de mes idoles, et sur la vôtre, j’ose le dire. Elles y étaient tellement attachées.

« Rodger, tu me connais ! Je ne voulais pas laisser mes émotions prendre le dessus. Je voulais juste faire de mon mieux et espérer que les gens apprécieraient… C’était une si belle période, une si belle aventure. »

Sa plus grande peur

Voilà déjà 20 ans. Jacques Doucet n’a pas chômé depuis. Il a une foule d’amis partout en Amérique, il pêche, a été chroniqueur aux Capitales de Québec, a écrit des chroniques pour Journal et a commenté les matchs sur TVA Sports.

Mais qu’en est-il de la fin des Expos ? S’en est-il remis ?

Pas vraiment.

« Les Expos ont été une grande partie de ma vie. C’était difficile de tourner la page et de me dire que demain, il n’y en aurait plus. Ça m’a affecté. Pour moi, ça a toujours été ma plus grande peur, de ne jamais pouvoir tourner cette foutue page. »

« As-tu tourné la page, Jacques ? » demanda Rodger.

« Quand je regarde un match de baseball à San Francisco, à Los Angeles, à Houston, j’ai des flashs… Ça a été ma vie, alors que je pensais, au début, que je préférerais suivre les traces de mon père, qui était professeur (…) J’ai commencé à aimer le baseball en regardant les matchs avec lui en 1954 quand nous avons eu notre première télévision à la maison. »

On comprend à quel point M. Doucet est fier d’avoir eu la brillante carrière qu’il n’aurait jamais cru avoir.

Modestie

Mais s’il est fier, Jacques Doucet est avant tout modeste. Et il ne dérogera jamais à cette modestie.

Je lui ai dit que Jacques aurait dû envoyer un peu de modestie à Rodger Brulotte pour que les choses soient plus égalitaires. Je plaisantais, bien sûr. Rodger est fantastique aussi, mais très différent. M. Doucet, lui, a toujours refusé l’adulation.

« J’ai fait ce que j’ai fait avec amour, avec engagement. Si j’ai laissé ma marque dans le baseball au Québec, j’en suis fier. »

« Mais monsieur Doucet ! On vous le répète sans cesse : vous avez laissé votre empreinte. Vous devez le savoir ! » lui demandai-je encore.

« Arrête Jean-Nic, il ne voudra jamais l’admettre », rétorqua Rodger.

« J’ai fait ce que j’ai pu, du mieux que j’ai pu. Si vous me dites que j’ai laissé ma marque, j’en suis fier. »

« Tu vois, Jean-Nicolas, il ne te croit même pas », rit Rodger.

« Je faisais mon travail. Point final. En ce qui concerne la note que j’étais capable de laisser… Quand je me promenais dans les stades de baseball et que j’entendais les gens parler dans les termes que Rodger et moi utilisions pour décrire nos jeux, c’était valorisant. Cela signifiait que nous ne parlions pas dans le vide. »


Jacques Doucet

Photo d’archive

Le couple Brulotte-Doucet

Non, ils ne parlaient pas dans le vide. Le baseball des Expos était diffusé sur 47 stations à travers le Québec. Et Jacques Doucet a décrit les Expos de 1972 à 2004.

Comment était leur relation ?

« Nous étions comme un couple », a déclaré Doucet. « C’était très amusant de travailler avec Rodger. J’ai essayé de l’aider. Il a grandi en parlant anglais. J’ai toujours pensé que lorsqu’on travaille en équipe, quand quelqu’un réussit, l’équipe réussit. Et si l’un des gars a un accident, nous avons tous les deux un accident. »

Rodger y ajoute.

« Ce n’est pas compliqué, je n’ai rien à lui reprocher. C’était un mentor pour moi (…) Je ne l’ai jamais vu en colère une seule fois. Il me lançait parfois son regard professoral, comme son père, et je comprenais immédiatement. Vous ne pouvez pas imaginer le nombre de fois où j’ai laissé tomber mon Coca, mon hot-dog ou ma glace sur ses feuilles pendant un match », a poursuivi M. Brulotte en riant.

Ils ont fait des choses folles. Mais « je ne veux pas en parler », se moquait M. Doucet, souriant devant le rire de Rodger.


Jacques Doucet

PHOTO AVEC L’AIMABLE AUTORISATION DE LA COLLECTION PERSONNELLE DE JACQUES DOUCET

Richard Nixon, George Bush Sr., George Bush Jr., Jimmy Carter, John Travolta ; ce ne sont que quelques-unes des personnes que nous avons entendues dans les équipes de baseball des Expos interviewer ces deux hommes.

Ils en ont parlé devant moi. Jacques disait à Rodger que le président des États-Unis était dans le stade et qu’il devrait essayer de l’interviewer. Rodger a dit qu’il dirait probablement non. Jacques a dit qu’il devait juste s’assurer que ce serait un oui.

Et comme nous le savons, Rodger se faufilait et parvenait à parler à qui il voulait.

Felipe et Dick Williams

Jacques Doucet a souligné à plusieurs reprises au cours de la discussion combien de bons amis il s’était faits grâce à l’aventure des Expos. Notamment Ron Hunt, qui a joué de 1971 à 1973 à Montréal. Ou encore Dick Williams, qui a dirigé les Expos de 1977 à 1981. Et il y a eu Felipe Alou, bien sûr.


Jacques Doucet

Jacques Doucet et Felipe Alou lors du match de pré-saison de baseball de la MLB entre les Brewers de Milwaukee et les Blue Jays de Toronto au Stade olympique le lundi 25 mars 2019. MARTIN CHEVALIER / LE JOURNAL DE MONTRÉAL

Photo d’archive, Martin Chevalier

« Je me suis beaucoup amusée avec lui. »

Parce que les deux partageaient deux passions communes : le baseball et la pêche.

Il y a quelques années, Michel Laplante, le président des Capitales, avait organisé un voyage de pêche au Québec avec Felipe et M. Doucet. Apparemment, se retrouver dans une chaloupe avec ces deux messieurs était plutôt spectaculaire. Disons qu’il est difficile d’être deux personnes avant tant de bavardages.

Le résultat est que si Michel Laplante ne les avait pas arrêtés, les deux auraient parlé de baseball pendant deux jours sans interruption au milieu du lac.

Je ne suis pas neurologue, mais il y avait quelque chose qui semblait surnaturel dans cette discussion. C’était le Jacques Doucet que l’on connaît, mon idole, qui était là quand il nous parlait des Expos.

Coiffé de sa casquette Nos Amours, il nous a accueilli à notre départ, après avoir pris Rodger dans ses bras pendant quelques secondes.

Merci, Monsieur Doucet.


Jacques Doucet

Photographie Chantal Poirier

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Eleon Lass

Eleanor - 28 years I have 5 years experience in journalism, and I care about news, celebrity news, technical news, as well as fashion, and was published in many international electronic magazines, and I live in Paris - France, and you can write to me: eleanor@newstoday.fr
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