En Ukraine, l’aumônier militaire Sergui Dmytriev officie entre les âmes et les armes
La salle est plongée dans le noir. Dans la salle comble du Collège des Bernardins, où près de 200 personnes se sont réunies, mardi 4 juin, pour une conférence sur « Églises, Ukraine et paix », de courtes vidéos défilent à l’écran. Sur ces images, un homme, portant une étole qui contraste avec son uniforme kaki, se démarque parmi les soldats ukrainiens. Il fait le signe de croix au bord d’un front enneigé. Puis, sous les néons pâles d’un réfectoire, il trempe une gerbe de branches dans un seau en plastique, avant de bénir la tête des combattants.
Cet homme, c’est le père Sergui Dmytriev, 49 ans, qui occupe alors le devant de la scène.. « Pour venir ici, j’ai dû envoyer plusieurs rapports afin d’obtenir l’autorisation, mais cela ne m’a pas empêché d’attendre près de cinq heures à la frontière polonaise », raconte cet aumônier militaire de l’Église orthodoxe d’Ukraine (Kiev), indépendante depuis 2019. Dans l’après-midi, celui qui est également secrétaire exécutif du Conseil des organisations religieuses d’Ukraine et président du conseil d’administration d’Eleos – une ONG ukrainienne particulièrement impliqué dans l’accueil des déplacés de guerre – a accepté de se confier à La Croixsur son parcours spirituel atypique.
Cela commence par le déracinement. À l’aube des années 1970, près de vingt ans avant l’éclatement de l’ex-URSS, l’homme brun aux yeux bleus est né à Mourmansk, une ville russe aux confins du cercle polaire arctique.. « Je descends d’une part d’une famille ukrainienne de prisonniers politiques. En 1944, mon grand-père a été arrêté pour avoir mené des actions de résistance contre le régime soviétique. déplie-t-il en brandissant une photo de l’acte administratif frappée du cachet du KGB. « Après avoir fui une première fois vers la Géorgie, ma famille est partie à Mourmansk, où les autorités déportaient les Ukrainiens pour les russifier… Ce que l’on voit encore aujourd’hui, avec cette dernière guerre. »
Une foi reçue en héritage
La foi, le Père Sergui semble l’avoir toujours eu dans son corps : « Dans la société ukrainienne, la religion est indissociable de la culture populaire. Ma mère et ma grand-mère m’ont parlé de l’Orthodoxie avant l’arrivée des Russes. »
A-t-il toujours su qu’il deviendrait prêtre ? » Non ! Quand j’étais enfant, j’avais d’abord l’intention d’être médecin. Puis enseignant, directeur d’école, journaliste…, dit-il en riant. Mais je me suis rendu compte que ce qui liait ces métiers, c’était avant tout le souci d’aider les gens. Et pour moi, la vocation de prêtre incarnait le mieux cela. »
En 1996, après ses années de séminaire, il a été ordonné dans les rangs du Patriarcat de Moscou. Un déménagement dans le sud de l’Ukraine l’a d’abord amené à officier, pendant une douzaine d’années, dans la paroisse Sainte-Barbara de Kherson – alors historiquement subordonnée à l’orthodoxie russe. Mais les événements de 2014 – la révolution Maïdan, à laquelle il a lui-même participé très activement, puis les annexions de la Crimée et des territoires de l’Est par la Russie – scelleront définitivement son divorce avec le Patriarcat de Moscou.
» Effort de guerre «
« L’Église orthodoxe russe a soutenu l’offensive en Ukraine : y rester attaché signifiait donc pour moi contribuer à son effort de guerre. Mais je ne voulais plus rien avoir à faire avec une institution en partie responsable des meurtres de civils et de militaires ici…, ne se met-il pas en colère, presque dix ans plus tard. J’ai décidé de le quitter et mes paroissiens de l’époque m’ont suivi. »
Cette année-là, le père Sergui Dmytriev fut le premier prêtre du pays à quitter le pays pour passer sous la juridiction de l’Église orthodoxe ukrainienne. Parallèlement, il s’engage comme aumônier militaire de la 30e brigade mécanisée, fermement convaincu que « prenez les armes pour vous défendre » ne peut pas constituer un péché. Aujourd’hui, il est toujours responsable des différentes activités d’aumônerie des Forces de défense territoriale de l’armée ukrainienne.
Régulièrement envoyé auprès des combattants sur des théâtres d’opérations dangereux, comme à Bakhmout, l’énergique quadragénaire, à l’oreille gauche percée, entend incarner « L’Évangile en action » en première ligne. Observe-t-il de là une crise de foi, dans les rangs des militaires éprouvés par une violente intensification du conflit depuis l’invasion du pays par le Kremlin en février 2022 ?
« La guerre exacerbe nos sentiments, nos émotions : elle peut être source de profonde colère ; mais cela peut aussi accroître notre soif de solidarité, d’amour, de vérité, de justiceil répond en ukrainien. Mais il est certain que cette terrible situation a pu renforcer le recours à Dieu pour les uns, quand elle a sensiblement entamé leur confiance en Lui pour d’autres… Avec ces derniers, il faut particulièrement pouvoir veiller. »