En Sicile, le cuir de cactus rivalise avec le cuir animal
Le figuier de Barbarie, une plante originaire du Mexique
San Cono, les vieux, adossés au mur ombragé de l’église une bonne partie de la journée, ont d’abord cru à une de ces drôles d’histoires teintées de superstition dont la Sicile a le secret. Franchement, changer des cactus en cuir, quelle idée ! Et pourquoi pas aussi de l’eau en vin ou de la boue en or ? Dans cette ville rurale de 2 500 habitants, perdue dans les collines de l’arrière-pays sicilien, à plus d’une heure de route à l’ouest de Catane, le soleil tape fort mais pas au point de faire croire quoi que ce soit, surtout pas cette histoire digne de la grande époque des alchimistes. Aujourd’hui, certains aiment pourtant souligner qu’un miracle du même genre avait déjà eu lieu dans la région. Vers 1780, alors que la région traversait une terrible famine, un certain Cono de Naso, un ermite mort cinq siècles plus tôt, réapparut soudain pour transformer une poignée de terre sèche en épis de blé, et sortir les paysans locaux de la misère.
Dans le coin, on creuse le cactus depuis des lustres : San Cono est la capitale européenne du figuier de Barbarie. A perte de vue, les collines environnantes sont couvertes de ce cactus venu du Mexique, qui a fait sien le bassin méditerranéen. Ses fleurs, ses fruits, ainsi que la pulpe de ses tiges aplaties hérissées d’épines (les « cladodes » ou « raquettes »), dans différents domaines (pharmaceutique, cosmétique et alimentaire). Si bien qu’en plus de la fête de son saint patron, en mai, la commune organise en octobre une fête au moins aussi importante en hommage à la plante épineuse qui le maintient en vie. Fanfare, cortège, feu d’artifice, rien n’est trop beau pour le figuier de Barbarie.
Une plante qui fait ses entrées à la Fashion Week
D’autant que depuis un peu plus de deux ans, elle est à l’origine du fameux petit miracle évoqué plus haut : les déchets verts issus de sa taille régulière et de l’extraction de sa pulpe sont collectés, broyés, malaxés, puis transformés en un beau cuir. Un débouché inespéré pour ces restes végétaux dont on ne savait plus que faire. A l’étonnement des anciens, les figues de Barbarie deviennent ainsi sacs à main, baskets, voire revêtements pour sièges de voiture ou pour les meubles emblématiques du célèbre design italien. De quoi permettre aux producteurs locaux d’arrondir leurs fins de mois.
Tout a commencé à Catane, deuxième ville de Sicile. Plus précisément, dans l’esprit d’Adriana Santanocito, une quadragénaire passionnée de mode. Cheveux raides, yeux sombres, blazer ajusté et caractère toujours acerbe lorsqu’il s’agit de critiquer les pratiques de l’industrie du cuir, cette entrepreneuse a lancé sa marque de cuir végétal, Ohoskin, fin 2019. « Au pire moment possible, juste avant la pandémie », sourit-elle. Tests dans plusieurs laboratoires universitaires en Italie, identification de partenaires et fournisseurs, business plan, tout était prêt, mais il lui a fallu attendre 2021 pour déposer son brevet, et l’année suivante pour lancer la production à grande échelle de cette matière textile qui exploite au mieux les fibres du figuier de Barbarie. « Deux ans après notre lancement, nous collaborons déjà avec plus de 80 marques », se réjouit Adriana Santanocito. Parmi ses premiers succès, une ligne de sacs à main lancée à l’automne 2023 à la Fashion Week de Copenhague par la marque danoise Ganni, dont les fashion addicts et les médias raffolent.
Transformer le cactus en cuir : un enjeu environnemental
Pour développer son produit, la petite entreprise a bien sûr passé en revue d’autres pratiques utilisant des plantes, ainsi que les travaux menés au Mexique, où se trouvent les pionniers de la transformation du cactus en cuir. Mais si Adriana a réussi si vite à imposer sa propre technologie, c’est qu’elle n’en est pas à son coup d’essai. En 2014, cette chercheuse qui a étudié la mode et la recherche à l’université de Milan a cofondé une start-up, Orange Fiber, et a connu un premier succès avec des textiles durables fabriqués à partir de déchets d’agrumes. Le groupe Ferragamo en a même tiré une collection en 2017 qui a fait grand bruit.
Aujourd’hui, la plupart des cuirs d’Ohoskin contiennent également des fibres d’orange. Car c’est l’un des credos de la créatrice : « Penser une nouvelle matière qui réponde véritablement aux enjeux environnementaux consiste d’abord à regarder les ressources disponibles autour de nous, insiste-t-elle. C’est pourquoi ce projet devait démarrer dans ma Sicile natale et contribuer autant au territoire qu’à la transformation de l’industrie de la mode. » La production d’agrumes est en effet l’une des activités les plus lucratives du secteur agroalimentaire de l’île, submergée par les écorces d’orange et la pulpe qui reste après pressage. Au total, cactus et agrumes réunis représentent un potentiel de 1,5 million de tonnes de déchets à recycler chaque année.
La matière provient donc de Sicile, où les déchets végétaux, récoltés le plus frais possible, sont d’abord transformés en un biopolymère (un polymère issu d’organismes vivants, et non de ressources fossiles), auquel s’ajoute ensuite un autre élément dont l’île ne manque pas : les déchets plastiques. Ces derniers, recyclés, représentent, selon le type de produit, entre 30 et 40 % de la composition finale, et servent à donner de la force et de la texture au produit. C’est ensuite loin, en Lombardie, terre historique de la production textile italienne, que la pâte obtenue est transformée en rouleaux de « peau », puis vendue aux entreprises clientes. Le résultat est étonnant. A Catane, devant les vitrines d’Ohoskin, on palpe la matière, on la fait briller sous la lumière, on l’étire de toutes ses forces, et on est saisi par un doute : ce petit morceau de cuir de figue ne pourrait-il pas être plutôt un cuir classique, de la meilleure extraction ?
Un choix avant tout éthique en évitant les peaux d’animaux
Rien à voir avec l’aspect artificiel et la fragilité du Skaï ou autres simili-cuirs fabriqués à partir de textiles recouverts de polyuréthane. Tests d’usure à l’appui, la maison catanaise affirme qu’il résiste aussi longtemps que le cuir animal, jusqu’à 20 ans. Grain, couleur, épaisseur, souplesse, cet « alter-cuir » offre lui aussi une palette infinie de possibilités, allant jusqu’à imiter la texture du crocodile et du galuchat.
Tout cela avec un impact écologique relativement limité. Selon une étude menée par la société d’évaluation ClimatePartner Italia, Ohoskin émet 2,57 kg de CO2 par mètre carré de cuir produit. A titre de comparaison, pour un mètre carré de cuir de vachette entièrement fabriqué en Italie, l’impact s’élève à 14,7 kg de CO2. Et il peut atteindre 110 kg de CO2 lorsque le tannage est réalisé à l’autre bout du monde, qui plus est en utilisant des polluants redoutables, comme c’est encore le cas dans certains pays émergents. « En réalité, le principal sujet que nous voulons aborder n’est pas l’impact environnemental du tannage, dont les pratiques ont déjà beaucoup progressé en Europe », explique Adriana. « Nous voulons plutôt proposer une alternative de qualité aux marques de luxe qui veulent se passer des peaux animales pour des raisons éthiques. » Sur ce point, le marché est mûr, pense-t-elle. Une clientèle de plus en plus nombreuse, au mode de vie vegan, refuse de porter du cuir traditionnel.
Les marques suivent le mouvement, de Stella McCartney, qui n’a jamais utilisé de cuir animal depuis sa création en 2001, au géant de l’habillement low cost H&M, qui a récemment lancé des collections labellisées vegan, dont par exemple des pantalons en cuir de peau de raisin. Les secteurs de l’automobile et de l’ameublement haut de gamme s’intéressent également à ces innovations. Des entreprises comme Tesla, BMW, Ferrari ou Mercedes-Benz étudient les produits d’Adriana Santanocito. Conduirons-nous bientôt confortablement assis sur des cactus ?
➤ Article publié dans le Magazine GEO n°547, L’Egypte réveille ses pharaons, à partir de septembre 2024.
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