En Russie, la politique des « otages » pour forcer la main à l’Occident
Depuis près de quinze mois, les journées du journaliste américain Evan Gershkovich se déroulent dans la même monotonie stérile et anxieuse. Depuis qu’il a été arrêté par les autorités russes en mars 2023 pour « espionnage » alors qu’il faisait un reportage dans l’Oural pour le le journal Wall Streetce journaliste de 32 ans passe vingt-trois heures par jour, enfermé dans sa cellule de la prison de Lefortovo à Moscou, tuant le temps en consultant des livres d’histoire, en lisant et relisant les lettres de ses proches et en jouant aux échecs par courrier avec son père Mikhaïl .
Son procès, qui s’ouvre ce mercredi 26 juin à Ekaterinbourg, doit déterminer combien de temps il passera encore en prison en Russie. Mais cette durée est entièrement théorique. Car pour Moscou, Evan Gershkovich est avant tout un pion. Une monnaie humaine que les autorités russes espèrent échanger contre un ou plusieurs ressortissants russes détenus aux Etats-Unis ou en Europe.
« La balle est dans le camp des États-Unis et nous attendons d’eux qu’ils répondent aux idées qui leur ont été présentées », » a déclaré le vice-ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Ryabkov le 19 juin. «Je comprends si, peut-être, quelque chose dans ces idées ne convient pas aux Américains. C’est leur problème. Nous pensons que notre approche est pleinement justifiée, sensée et équilibrée. »
Journaliste contre détenteur d’arme
Depuis le début de l’invasion de l’Ukraine en février 2022, plusieurs Américains et binationaux, ainsi qu’un Français, ont été emprisonnés en Russie pour faire pression sur leurs gouvernements et les contraindre à des échanges commerciaux ou à des concessions. Connue depuis l’Union soviétique, cette pratique a fait son retour suite à la détérioration considérable des relations russo-occidentales suite au début de cette opération militaire d’envergure.
Outre Evan Gershkovich, la journaliste russo-américaine Alsou Kurmasheva est également détenue en Russie depuis octobre 2023, au motif qu’elle ne s’est pas inscrite comme journaliste. « agent étranger » et aurait « discrédité l’armée russe ». « C’est une logique de prise d’otages, de monnaie d’échangecommente la spécialiste de la Russie Marie Dumoulin. La Russie sait que les États-Unis feront tout pour libérer leurs citoyens détenus et qu’ils détiennent un certain nombre de citoyens russes que Moscou aimerait récupérer. »
En décembre 2022, la Russie a obtenu la libération du trafiquant d’armes russe Viktor Bout, détenu depuis dix ans aux États-Unis, en échange de la basketteuse Brittney Griner, arrêtée dix mois plus tôt. Dans le cas d’Evan Gershkovich, le président russe Vladimir Poutine a laissé entendre qu’il souhaitait le voir échangé contre Vadim Krassikov, un homme armé condamné à la prison à vie en Allemagne pour y avoir assassiné un dirigeant séparatiste tchétchène en 2019 pour le compte des services russes.
Rouvrir le dialogue avec Washington
Est-ce la raison pour laquelle les autorités russes ont arrêté le 6 juin le chercheur français Laurent Vinatier, au motif qu’il n’était pas enregistré comme « agent étranger » ? Selon Marie Dumoulin, cette arrestation pourrait être liée au placement en garde à vue, trois jours plus tôt en France, d’un russo-ukrainien soupçonné de projeter une action violente. Une hypothèse difficile à vérifier. Mais elle s’inscrit plus généralement dans un contexte de dégradation des relations franco-russes, marqué par les opérations de désinformation russes et le renforcement de l’engagement français aux côtés de l’Ukraine.
Aux yeux de certains observateurs, il n’est pas exclu que Moscou considère ces arrestations comme une porte d’entrée dans des négociations plus larges avec les États-Unis. « Les Russes ont assez facilement tendance à mettre sur la table des choses très différentes lors des négociations, à décloisonner les discussions selon leurs intérêts, estime Marie Dumoulin, elle-même ancienne diplomate. A terme, leur objectif reste d’engager un dialogue sur le partage de la sécurité de l’Europe avec les Etats-Unis. » Pas sûr que les Américains les suivent dans ce domaine.
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Laurent Vinatier, un Français derrière les barreaux
Spécialiste du monde post-soviétique, du Caucase et de l’Asie centrale, Le chercheur de 47 ans a été arrêté jeudi 6 juin dans un restaurant de Moscou, alors qu’il était en mission pour l’ONG suisse Centre pour le dialogue humanitaire.
Il lui est reproché de ne pas s’être enregistré comme « agent étranger » collecter des informations sur l’armée russe.
Laurent Vinatier risque une peine pouvant aller jusqu’à cinq ans de prison. Emmanuel Macron, qui a démenti une mission de l’expert au nom de la France, a assuré que les Français « bénéficiera de toute la protection consulaire appropriée dans un tel cas. »