en Moldavie, l’élection présidentielle se déroule sous l’oeil de Moscou
Ce matin encore, avant de se rendre à la mairie de Sireti, Natalia Pruteanu a revu dans sa tête la procédure à suivre. « Étape 1 : calmer la personne. Étape 2 : alerter les secours. Étape 3 : protéger les urnes. Comme les autres présidents des 2.000 bureaux de vote ouverts en Moldavie lors du premier tour de l’élection présidentielle, organisé dimanche 20 octobre, cette femme de 48 ans aux cheveux dorés a récemment reçu une formation express. Objectif : apprendre à réagir en cas de présence ou de comportement suspect lors du vote.
Pas une seconde, imagine-t-elle « quelqu’un du village ferait ce genre de chose ». « Mais c’est vrai… On ne sait jamais… ». Dans cette petite ville située à 25 minutes en voiture de la capitale Chisinau, des caméras de surveillance ont été installées par précaution pour l’occasion. Et les policiers ont reçu l’ordre d’augmenter leurs patrouilles dans un rayon de cent mètres autour des bureaux de vote.
Quelque 2,7 millions de Moldaves doivent choisir entre onze candidats, parmi lesquels figure la présidente sortante, la pro-occidentale Maia Sandu. Mais un autre opposant, dont le nom n’est pas imprimé sur les bulletins de vote, s’est joint à la campagne : Moscou.
Que l’ombre du Kremlin plane sur les urnes n’est pas nouveau en Moldavie. Mais à ce niveau d’investissement, c’est du jamais vu. Début octobre, le parquet anti-corruption moldave a révélé un chiffre : la Russie a dépensé au moins 15 millions d’euros dans des opérations de toutes sortes visant à perturber l’élection présidentielle et le référendum sur l’adhésion à l’Union européenne organisés au même moment.
Le directeur de la police nationale, Viorel Cernauteanu, se balance sur son fauteuil en cuir. Même lui, après vingt-sept ans de service, semble abasourdi par « préparation » Et « l’ampleur » moyens mis en œuvre pour perturber les élections. «C’est notre affaire numéro 1. Tout le monde y travaille : la police, les services secrets, le parquet national anti-criminalité organisée… », insiste-t-il auprès de franceinfo.
Il fait défiler certaines parties de ce dossier tentaculaire sur sa tablette. Des échanges sur la messagerie Telegram, des photos, des dates, des lieux et une pyramide avec différents niveaux d’implication. A ce jour, lui et ses hommes ont déjà identifié 130 000 Moldaves qui ont reçu de l’argent pour voter « non » au référendum et soutenir un candidat pro-russe. « Un vote se négocie entre 50 et 100 euros »figure Viorel Cernauteanu. Une somme loin d’être négligeable dans le pays le plus pauvre du continent européen, où le salaire mensuel moyen était de 630 euros en 2023.
Les bénéficiaires ont souvent le même profil : « Des gens qui vivent à la campagne, qui sont fragiles, qui ne travaillent pas, qui sont âgés et qui ont des problèmes d’argent. » L’Union soviétique avait un terme pour décrire ces personnes : « gopnik ». « Il s’agit de pauvres gars qui ne se soucient de rien, qui font ça pour de l’argent, et cela n’a rien à voir avec la politique »glisse sous couvert d’anonymat une connaissance de plusieurs personnes concernées.
La police moldave a également découvert que plusieurs centaines de ses citoyens avaient récemment été emmenés en Russie, en Serbie et en Bosnie-Herzégovine pour y être formés au maniement des armes et des drones en vue d’organiser des troubles civils. Début septembre déjà, plusieurs institutions de Chisinau avaient été taguées : le ministère du Travail, le siège du gouvernement, le bâtiment de la Commission électorale, les locaux de la télévision publique, la Cour suprême de justice, etc.
Viorel Cernauteanu en est convaincu : « Derrière, ce sont les mêmes gars qui ont peint à la bombe des étoiles de David chez vous à Paris il y a quelques mois. » Dans cette affaire, l’idée d’une déstabilisation orchestrée par la Russie était alors privilégiée par les autorités françaises.
La police soupçonne l’un des hommes les plus recherchés de Moldavie d’être à l’origine de cette gigantesque organisation : Ilan Shor. Cet ancien député, déjà condamné pour fraude et blanchiment d’argent, vit désormais à Moscou. Et c’est depuis la capitale russe que cet oligarque de 37 ans aurait orchestré ses actions. La demande d’interview adressée par Franceinfo à l’homme d’affaires en fuite est pour l’instant restée sans réponse.
Lors d’un point de presse lundi, Moscou a rejeté « catégoriquement » accusations d’ingérence. Néanmoins, a rappelé le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, « Il y a encore beaucoup de gens en Moldavie qui souhaitent entretenir de bonnes relations avec notre pays. »
Costume noir et cheveux blond platine, Marina Tauber ne voit pas non plus de quoi est soupçonné son parti nationaliste et pro-russe. Interrogé sur l’achat de voix, le député de 38 ans, proche d’Ilan Shor, défend le contraire « des projets humanitaires pour aider les gens ».
« Tout l’argent a été déclaré, tout est légal, c’est de la philanthropie » Et « Cela n’a rien à voir avec la politique. » Durant ses trente minutes de parole, la parlementaire n’a jamais prononcé le nom de la Russie.
Quant aux partisans de Maia Sandu, ils feignent de s’alarmer. Après tout, un sondage publié trois jours avant le scrutin plaçait toujours la présidente sortante pro-européenne en tête : plus d’un électeur sur trois (35,8%) s’apprêtait à lui renouveler sa confiance pour les quatre prochaines années.
« La campagne ? Très normal »a assuré Dorian Istratii, député du parti présidentiel, rencontré jeudi lors d’une opération de remorquage. Béret derrière, il semble néanmoins surveiller de près la foule qui vient de se créer, cinq mètres plus loin, devant la tribune du candidat pro-russe, Alexander Stoianglu. C’est lui, l’ancien procureur général, que Maia Sandu affronterait en cas de second tour dans deux semaines.
Un sympathisant de Maia Sandu intervient dans les discussions : « Pensez-vous que nous pouvons perdre les élections à cause de la Russie ?. Nicolae Popescu n’y croit pas une seconde. « C’est très, très improbable. »assure à franceinfo l’ancien ministre des Affaires étrangères et de l’Intégration européenne, aujourd’hui aux côtés de Maia Sandu dans la campagne. « Cela ne fonctionne pas mathématiquement, je ne vois pas comment cela serait réalisable. »
Sur fond de guerre en Ukraine, pays voisin, l’avenir politique de ce territoire aussi vaste que la région des Pays de la Loire inquiète toujours même Washington. Cet été, les États-Unis, le Royaume-Uni et le Canada ont mis en garde contre un « complot » russe. « La Russie ne ménage aucun effort pour renverser le processus électoral en Moldavie »répète de son côté Josep Borrell, responsable de la politique étrangère de l’Union européenne.
A ce jour, neuf personnes ont été arrêtées et placées en détention provisoire. Cette semaine, des citoyens pleins de remords ont une fois de plus poussé les portes des commissariats de police du pays. « Ils viennent nous dire : ‘J’ai quelque chose à dire' », décrit Viorel Cernauteanu. La police promet des peines réduites si elle coopère.
Dans les dernières heures avant le vote, un intrigant message, consulté par Franceinfo, est apparu sur la messagerie Telegram de personnes sollicitées pour monétiser leur vote. On pouvait lire : « A tous, si vous ne savez pas comment répondre aux policiers qui veulent vous interroger, merci de vous signaler, je vais vous aider. »