De l’extérieur, on prédisait que l’élection présidentielle n’aurait aucun enjeu, si ce n’est le contrôle de l’Etat à l’approche de la succession du guide suprême de la révolution : une sorte de répéter Il y a bien un nombre infini de personnes qui continueront à tirer les ficelles. La victoire de Massoud Pezeshkian est une surprise pour ceux qui donnaient inévitablement la victoire à l’un des candidats conservateurs ou qui voyaient la participation comme l’enjeu le plus important de la consultation, l’abstentionnisme étant assimilé au rejet de la République.
Le nouveau président de la République n’est pas à proprement parler un réformateur, même s’il a été ministre de la Santé de Mohammad Khatami de 2001 à 2005. Il n’a en tout cas pas bénéficié du soutien total du camp réformateur, hormis un soutien tardif de ce dernier, quatre jours avant le premier tour. L’homme auprès duquel il s’est le plus montré durant la campagne a été l’ancien ministre des Affaires étrangères du président Hassan Rohani, Mohammad Javad Zarif, un reconstructionniste rafsandjaniste. La figure la plus en vue des réformateurs, Mostafa Tajzadeh, actuellement en prison, a refusé de prendre position malgré les pressions exercées sur lui.
Surtout, Massoud Pezeshkian s’est bien gardé d’élaborer un programme d’orientation réformiste, restant sourd aux exigences de cette partie de l’échiquier. Il s’est même vanté… de ne pas avoir de programme, privilégiant la consultation d’experts et voulant que sa campagne soit ouverte à tous, toutes factions confondues. A son concurrent conservateur Saïd Jalili qui faisait miroiter une croissance de 8 %, il a rétorqué qu’il n’y parviendrait pas, qu’il était contraire aux enseignements de l’imam Ali de promettre ce qu’on ne peut pas tenir. Pezeshkian a ajouté que si Saïd Jalili était si sûr de lui qu’il réitérait cet engagement, il retirerait immédiatement sa candidature – mais exigerait l’exécution en public de Jalili en cas de non-respect de sa promesse ! Il n’a reçu aucune réponse autre qu’un sourire gêné de son rival qui n’a pas insisté…
Le principe des urnes, vainqueur du vote
En fait, Massoud Pezeshkian s’en est tenu au style politique classique de la République islamique, citant le Coran et le Nahjolbalaghehle recueil des sermons de l’imam Ali, mettant en avant sa simplicité de vie et de tenue vestimentaire. Le lendemain de son élection, il se rendit au tombeau de Khomeiny, accueilli par le petit-fils de ce dernier, et profita du contexte du mois de deuil de Moharram pour revendiquer l’imam Hossein comme son successeur : « J’ai besoin de toi. Tu m’as invité. Je suis venu. Ne sois pas comme ceux qui ont invité l’imam Hossein mais ne sont pas restés à ses côtés ! » Et de promettre de démissionner s’il ne parvenait pas à répondre aux attentes du peuple conformément à son engagement.
En définitive, le seul véritable gagnant de ce scrutin est le principe des urnes derrière lesquelles chacun fait mine de s’effacer et de négocier plutôt que d’aller vers un affrontement entre factions. Même si l’autre grande forme de mobilisation a été l’abstentionnisme malgré une campagne très animée sur les réseaux sociaux, et épuisante pour ses animateurs sur l’application Clubhouse. L’abstentionnisme a failli devenir encore plus massif au second tour. A 18 heures, la participation était nettement plus faible qu’une semaine plus tôt. Il a fallu repousser l’heure de fermeture des bureaux de vote, quasiment jusqu’à minuit dans les grandes villes, pour obtenir une participation plus élevée (49 % contre 40 % le 28 juin), grâce à l’arrivée des électeurs dans la fraîcheur du soir.
L’électorat iranien semble comprendre qu’un éventuel changement de régime ne signifierait pas forcément celui de ses hommes, la perspective historique sur la révolution de 1979 aidant. La sacralisation des urnes semble être un dénominateur commun, y compris pour ceux qui les boudent précisément parce qu’elles les sacralisent. A l’extrême, les élections sont un ultime recours pour les citoyens désabusés. Mais l’abstention est riche de significations implicites, et les absents sont plus que présents sans forcément avoir tort aux yeux des électeurs.
Derrière cette continuité politique sans permanence d’aucune faction dominante se cache la complexité de l’économie politique du régime, largement trans-factionnelle malgré la prééminence supposément acquise par les Gardiens de la Révolution. En réalité, ils sont eux-mêmes divisés. Leur stratégie est complexe. Ils agissent différemment selon les domaines, sécuritaire, économique ou politique. Et leur candidat présumé, le conservateur Mohammad Bagher Ghalibaf, a une nouvelle fois échoué, compromettant même sa présence à la présidence du Parlement par sa cuisante défaite.
De grandes questions laissées dans l’ombre
L’apparente naïveté du nouveau président de la République, la fièvre du débat électoral sur les réseaux sociaux ont laissé dans l’ombre quelques questions majeures : le contrôle de certains acteurs sur la redistribution des revenus pétroliers ; leurs alliances ou leurs conflits dans le temps ; le rôle des institutions financières, des guildes, de la Chambre de commerce et d’industrie ; les activités des garçons d’or et des experts de la scène internationale et régionale ; l’imbrication croissante des intérêts économiques des populations de l’intérieur et de la diaspora ; les acteurs impliqués dans la catastrophe écologique qui menace le pays en raison de leur comportement prédateur.
L’élection présidentielle, en Iran comme à l’étranger, a d’abord été analysée à travers le prisme du problème nucléaire, du régime international des sanctions, du basculement de l’Iran vers la Russie et la Chine, et d’un possible rapprochement avec l’Occident. Massoud Pezeshkian lui-même a insisté sur les obstacles que rencontraient les hommes d’affaires iraniens et l’économie dans son ensemble à cause des sanctions. Il s’est montré disposé à revenir à la table des négociations sans être trop précis sur les limites de son volontarisme, notamment si Donald Trump est réélu en novembre. Il n’a néanmoins pas promis la lune, contrairement à certains de ses rivaux. La realpolitik a clairement prévalu lors de cette élection improvisée, plutôt que l’espoir d’un avenir meilleur.