en Géorgie, l’étau se resserre sur les ONG et les médias indépendants avec le projet de loi sur « l’influence étrangère »
La réforme entend obliger les organisations à s’enregistrer lorsqu’elles bénéficient de plus de 20 % de financements étrangers. Le Ministère de la Justice pourra alors demander les données personnelles de tous ses adhérents et ayants droit.
La société civile aura-t-elle encore une voix dans les prochains mois en Géorgie ? Le Parlement a adopté un projet de loi sur « l’influence étrangère », prévoyant l’enregistrement de toutes les ONG et médias recevant plus de 20% de leur financement depuis l’étranger. Celles-ci seront mises au pilori, définies comme des « organisations poursuivant les intérêts d’une puissance étrangère » et donc soumises à un contrôle administratif. Le veto de la présidente pro-européenne Salomé Zurabishvili ne devrait rien changer, car le parti au pouvoir, le Rêve géorgien, dispose d’une majorité suffisante pour l’ignorer.
Malgré les démentis du Premier ministre pro-russe, Irakli Kobakhidzé, qui plaide la volonté de « transparence »plus grand monde dans le pays n’est plus dupe : la loi reprend les grandes lignes d’un texte adopté en Russie il y a douze ans, qui permettait d’effacer progressivement les voix critiques du pouvoir. « Il va falloir arrêter de travailler »résume sans détour Gouram Imnadze, codirecteur du Social Justice Center, une ONG spécialisée dans le conseil juridique. « NonNous ne pourrons plus travailler sur la réforme judiciaire, car certains diront : ‘Pourquoi laisser une association étrangère parler de l’évolution de la Géorgie ?' »il imagine depuis ses locaux spartiates de Vaké, le quartier chic de la capitale, Tbilissi, dont les rues escarpées abritaient autrefois les apparatchiks soviétiques.
Si l’ONG se retrouvait ainsi mise sur liste noire, « NonNous serions également obligés de communiquer toutes les données de nos bénéficiaires, y compris les données personnelles. » Assez pour perdre confiance. Car l’application de la loi sera confiée au ministère de la Justice, qui obtiendra une délégation de pouvoir discrétionnaire. « CONTRECela ouvre la voie à un mécanisme de type soviétique, avec des informateurs anonymes. »prévient Davit Zedelachvili, professeur de droit constitutionnel à l’Université privée de Géorgie. «Cette atomisation sociale a pour effet de monter les gens les uns contre les autres.» L’aboutissement d’un formidable travail de sape.
« Les discussions sur cette loi ont commencé il y a deux ans », souviens-toi Gouram Imnadze, quand la société civile commençait à s’interroger sur la direction prise par le gouvernement, loin de la voie européenne. À ce moment-là, « Des hommes politiques plutôt radicaux et pro-russes ont commencé à parler d’influences supposées à l’œuvre dans les organisations civiles. » Une campagne a alors été lancée sur le thème de « Des ONG riches », et l’expression est entrée dans le débat public. La chaîne publique Imedi, notamment, consacre du coup de multiples reportages à l’entourage et aux proches des dirigeants associatifs du pays.
En février 2023, un premier texte est déposé par le mouvement Le pouvoir au peuple, formation anti-occidentale née d’une rupture avec le Rêve géorgien, tout en restant majoritaire. Alors que le projet de loi fait son grand retour, ses opposants dénoncent le jeu trouble de l’insaisissable oligarque Bidzina Ivanishvili, ancien Premier ministre et fondateur du Rêve géorgien.
« Il s’est progressivement emparée des structures de l’État : la police, la justice, les hommes politiques, les grands médias… Désormais, c’est au tour de la société civile d’être prise pour cible »accuse Baia Pataraia, directrice de l’organisation de défense des droits des femmes Sapari. Fondée en 2001, snous, ONG, jouons un rôle essentiel : eChaque année, elle propose 2 000 consultations juridiques aux femmes victimes de violences conjugales. Sans cela, la plupart n’auraient pas les moyens financiers d’être soutenus et entendus.
Le seuil fixé dans le projet de loi à 20% d’argent étranger fait sourire le militant. « Notre budget annuel, un million de laris (environ 340 000 euros)provient à 95% de financements américains et européens »comme la plupart des grandes associations. « La Géorgie est un petit pays, assez pauvre, où l’Etat ne finance pas beaucoup de projets sociaux »explique cette figure féministe, co-organisatrice des manifestations dans la capitale. « La période soviétique n’a laissé aucune place à la philanthropie et, pour des raisons culturelles, les dons personnels sont encore rares aujourd’hui. »
« Pour le moment, nous essayons de résister à l’application de cette loi et nous demandons à nos partenaires internationaux de nous aider dans cette bataille.elle glisse. Mais jeIl ne reste plus beaucoup de temps. Quand la loi entrera en vigueur, il faudra alors tenir jusqu’aux élections (législatives, 26 octobre) pour exprimer notre voix. Ces dernières semaines, Baia Pataraia est descendue dans la rue et, comme d’autres opposants à cette réforme, elle en subit les conséquences. Sa cage d’escalier est constellée d’étiquettes d’insultes qui lui était destinée, retrouvé quelques nuits plus tôt par des inconnus.
Le parti au pouvoir cache de moins en moins ses intentions. « Depuis 2020, les ONG ont déjà tenté à deux reprises d’organiser une révolution en Géorgie », a récemment frappé le bureau politique du Rêve Géorgien dans un communiqué de presse. Avant de les accuser, pêle-mêle, « attaquer l’Église orthodoxe, soutenir l’extrémisme religieux et la propagande LGBT, promouvoir la consommation de drogues, saper les institutions de l’État et entraver les projets économiques » du pays.
La Commission de Venise, organe du Conseil de l’Europe, a estimé que la loi aurait des conséquences néfastes sur le pluralisme et la démocratie, et a recommandé au gouvernement d’abroger le texte. Mais le Rêve Géorgien a immédiatement réagi dans un discours télévisé, jugeant « biaisé » de telles conclusions. « C’est la réaction d’un acteur de mauvaise foi, incapable d’entretenir une relation constructive avec la principale instance consultative constitutionnelle du Conseil de l’Europe »analyse Davit Zedelachvili.
Cette commission considère notamment que la loi risque de stigmatiser, de réduire au silence, voire d’éliminer les associations et les médias. « Ces termes sont très inhabituels de la part de cet organe consultatif, ildestiné à émettre recommandations pour améliorer les textes », souligne le spécialiste. Pas question d’amélioration ici : la Commission n’a eu d’autre choix que de recommander son abrogation pure et simple. « Il s’agit d’un réquisitoire accablant contre le régime, car il révèle un mépris flagrant, voire délibéré, de l’État de droit »décide l’expert.
« L’ensemble du pouvoir judiciaire a été accaparé par le régime. Ce texte peut mettre à mal les derniers vestiges des institutions démocratiques du pays, dans un processus de consolidation autoritaire. »
Davit Zedelachvili, professeur de droit constitutionnel à l’Université privée de Géorgiesur franceinfo
Fondé il y a cinq ans, le média indépendant Publika dresse une chronique minutieuse de cette vie démocratique précaire. Ses locaux sont situés dans un immeuble anonyme, sans aucune plaque à l’entrée. A l’intérieur, quelques tables et murs blancs couverts d’inscriptions « Non à la loi russe » Et « Non à la censure ». Le site d’information, qui compte une vingtaine de salariés, dont treize journalistes, est financé à 90 % par des fondations internationales. « Les revenus publicitaires sont très peu développés en Géorgie et les médias indépendants doivent recevoir des financements extérieurs pour exister.explique la rédactrice en chef Lika Zakachvili.
Les associations et médias ont jusqu’au mois d’août inclus pour s’inscrire volontairement. Mais Publika a déjà cosigné une déclaration de refus, aux côtés de plusieurs autres organisations. « Nous avons toujours travaillé pour la Géorgie et pour notre société. C’est donc hoIl est question d’être ainsi stigmatisé », tranche le journaliste. En outre, affirme-t-elle, les médias doivent déjà remplir une déclaration et « Les opérations bancaires sont déjà transparentes. »
« Nous verrons en septembre dans quelle mesure l’Etat utilisera cette loi, et si le texte sera appliqué de manière répressive et systématique. »
Lika Zakachvili, rédactrice en chef du média indépendant Publikasur franceinfo
La loi n’exige pas encore que les individus s’enregistrent comme agents étrangers, note Davit Zedelachvili, « même si ce sera certainement la prochaine étape. » Un amendement prévoit cependant la possibilité d’exiger des bénéficiaires ou des collaborateurs temporaires d’un organisme qu’ils fournissent leurs données personnelles. Au risque de s’exposer à une amende de 5 000 laris (environ 1 700 euros).
Tout en envisageant la possibilité d’être arrêté à la rentrée, Lika Zakachvili est également préoccupé, à court terme, par les agressions physiques et psychologiques dont sont déjà victimes les membres de sa rédaction. « Je reçois tous les jours des appels téléphoniques insultants et menaçants »confie le journaliste, dont le visage est récemment apparu sur une publication Facebook sponsorisée, avec le mention « propagande anti-géorgienne » écrit en rouge. « Pas besoin d’attendre l’entrée en vigueur de cette loi pour constater que le gouvernement veut nous faire taire. »
Un homme passe la tête par la porte. A la demande de la rédaction, cet expert est venu prodiguer quelques conseils de sécurité aux salariés, car certains ont déjà été suivis dans la rue, menacés par téléphone, voire battus lors de manifestations. Une partie de l’équipe ne sort d’ailleurs plus sans s’être équipée d’une grenade lacrymogène. L’air las, la rédactrice en chef prend congé et retourne dans le petit espace ouvert, parmi ses collègues. «Je ne me suis jamais senti aussi impuissant que ces jours-ci.»