En France, la taxe sur les superprofits a rapporté 40 fois moins que prévu
Le gouvernement travaille actuellement à renforcer la taxe sur les superprofits. En pleine crise budgétaire, Bercy recherche des coupes dans les dépenses publiques, mais aussi de nouvelles recettes fiscales. Après avoir réduit drastiquement les impôts des entreprises et des ménages, le ministre de l’Économie Bruno Le Maire se retrouve à devoir trouver des outils pour rendre plus crédible la trajectoire des finances publiques pour tenir la promesse d’un déficit inférieur à 3 % d’ici 2027.
Dans ce contexte, l’Institut des politiques publiques (IPP) recommande vivement d’améliorer la fiscalité des rentes après l’échec de 2022 et 2023. Les économistes suggèrent donc, dans deux notes dévoilées ce jeudi, de mettre en place une répartition clé des assiettes fiscales entre États européens. . Pour rappel, le gouvernement espérait une rentrée de 12 milliards d’euros de cette taxe sur les surprofits des entreprises énergétiques (CRIM) pour aboutir à terme à 625 millions d’euros. Concernant les industries pétrolières, les économistes attendaient au début de leurs travaux un rendement de 3 milliards d’euros. Au final, il n’a rapporté que 69 millions d’euros, soit 40 fois moins que prévu. Retour avec l’économiste et professeur à l’ESSEC, Laurent Bach, sur les raisons de ce fiasco fiscal.
LA TRIBUNE – La taxe sur les superprofits défendue par le Conseil européen et mise en place en France devait rapporter plusieurs milliards d’euros. Au final, cela n’a rapporté que quelques centaines de millions d’euros. Comment expliquez-vous un tel écart entre les rendements attendus et les rendements réels ?
LAURENT BACH- Au moment où les prévisions ont été faites, fin 2022, il n’y avait pas encore de précisions sur les conditions d’application de la contribution (CES) appliquée aux groupes pétroliers. Certains détails de cet impôt peuvent compter dans le calcul du rendement attendu. Car les textes d’application sont susceptibles de définir quelles entreprises sont prises en compte dans le périmètre. Les rendements peuvent varier en fonction de cette portée.
Lorsqu’il s’agit de taxation des rentes, l’État cherche à en extraire des bénéfices indus. La question est de savoir quels avantages doivent être compensés par des charges antérieures. Sur ce point, les entreprises ciblées ont pu déduire des déficits fiscaux bien plus tôt pour l’impôt 2022. Cependant, ces pertes avaient déjà été utilisées auparavant pour réduire l’impôt sur les sociétés. Ce périmètre plus réduit et cette base plus étroite ont donc conduit à une très forte perte de rendement (de l’ordre de 78 %).
Est-il difficile d’identifier clairement les profits réalisés par les multinationales françaises ?
L’autre difficulté était en réalité de compter les bénéfices des entreprises ciblées pour l’année 2022 avec des données encore partielles. Nous savions qu’il y avait une augmentation des revenus. D’un autre côté, nous avions beaucoup d’incertitude quant aux bénéfices attendus des entreprises. Ces entreprises réalisent une grande partie de leurs bénéfices hors de France. Ils ont certainement a continué de faire peu de marges en France en 2022. Cette marge n’a guère augmenté entre 2021 et 2022. Ce qui était surprenant, car les revenus ont doublé. Pour le prévoir, il aurait fallu connaître la structure des contrats et l’organisation de ces groupes à l’étranger.
Ces groupes réalisent beaucoup de ventes en France et emploient beaucoup de personnel, mais ils réalisent une grande partie de leurs marges hors de France. Je ne parle pas des paradis fiscaux. Ce sont des pays voisins de la France. En Belgique ou en Allemagne, Par exemple, des raffineries ont enregistré des marges exceptionnelles en 2022.
Ce décalage révèle-t-il les limites du système fiscal français ou révèle-t-il la stratégie des multinationales ?
Face aux grands groupes, le système d’impôt sur les bénéfices des sociétés est dépassé. Ce système a fait l’objet de nombreuses réformes ces dix dernières années pour donner une part des bénéfices globaux de ces groupes aux pays consommateurs. Dans le système actuel, le pays de consommation peut représenter une part substantielle de l’activité d’un grand groupe, mais cela ne peut avoir aucun impact si ce groupe réalise toutes ses marges à l’étranger.
Jusqu’à présent, toutes les discussions à l’OCDE ont exclu les groupes extractifs. Cela inclut tous les groupes pétroliers. La raison invoquée était de protéger les pays en développement. En réalité, la répartition inégale des recettes fiscales payées par les groupes pétroliers se produit au sein de l’Europe. Cependant, l’Europe n’est pas une zone d’extraction, ce qui complique la mise en place d’un impôt efficace pour les Etats européens.
L’impôt sur les super bénéfices est un concept exigeant. Il ne s’agit pas seulement de mesurer les bénéfices comptables. Il faut juger ce qui est excessif. C’est parfois difficile à mesurer.
Comment améliorer le rendement de ce type de prélèvement sur les entreprises ?
La coordination internationale est plus que jamais indispensable sur ce type de taxe. Il existe une réglementation européenne qui a permis de définir l’objectif et les bases. Mais aucune clé de répartition des bénéfices réalisés en Europe n’a été mise en place. L’Europe n’est pas entrée dans ces discussions. Il faut cependant passer à la vitesse supérieure sur ce sujet.
D’autant que, sur les nouvelles taxes, il existe un risque de recours devant la justice ou le Conseil constitutionnel par les entreprises notamment. Les États doivent empêcher que ce type de taxe soit supprimé. Il existe une grande crainte au sein des institutions chargées de mettre en œuvre ce type de taxation. La condition préalable est de consulter de manière transparente les autorités de recours telles que la Commission européenne ou le Conseil constitutionnel. Enfin, cela implique également de réaliser des études d’impact avec différents scénarios. Cela nécessite de disposer d’informations fiables et détaillées. Les grands groupes doivent fournir plus rapidement et plus fréquemment des comptes de résultats pays par pays. Celui-ci fournit des informations sur l’activité et les bénéfices des entreprises au sein de chaque pays d’implantation. Ces rapports sont désormais soumis très tardivement et rendus publics sur une base volontaire.
Ces faibles rendements ont-ils contribué à creuser le déficit français ?
Oui, c’est un sujet de finances publiques en termes de planification des dépenses et des recettes. L’État pourrait se retrouver à réaliser des économies et à augmenter les impôts de manière précipitée. Toutefois, ces décisions prises dans l’urgence peuvent avoir des conséquences importantes sur l’activité économique.
Concernant la fiscalité des rentes, le gouvernement a lancé une mission il y a quelques mois. Quels sont les risques existants concernant ce type de fiscalité ?
En théorie économique, la fiscalité sur les rentes est un impôt idéal. La rente est ce qui reste une fois que toutes les parties prenantes ont été payées. La taxation de cette rente ne mine pas les efforts de ces acteurs. Taxer les rentes ne réduit pas l’efficacité économique d’un pays. Lorsque des rentes sont versées aux actionnaires, cela peut même permettre une redistribution.
Le problème est qu’il est difficile de décider de la juste rémunération des parties prenantes d’une entreprise. Cela peut changer d’une entreprise à l’autre ou d’une période à l’autre. Il s’agit d’un concept important, mais exigeant à mettre en œuvre. Au final, le risque est d’imposer une fiscalité restrictive et peu rentable.
Emmanuel Macron et Gabriel Attal ont relancé l’idée d’une taxation des rachats d’actions. Aux États-Unis, le président Joe Biden a proposé de quadrupler le taux d’imposition (de 1 % à 4 %) sur ce type de pratiques décriées. Que pensez-vous d’un prélèvement sur les rachats d’actions ?
Il faut se méfier de ce type de proposition. On peut comprendre le soulèvement d’une partie de l’opinion publique à l’égard des rachats d’actions. Mais le risque est de cibler le symptôme et non la cause. En réalité, l’État cherche à mettre en place ce type de prélèvement pour inciter les entreprises à utiliser une partie de leur trésorerie à des usages plus pertinents.
Le problème est que les rachats d’actions ne sont pas le seul moyen par lequel les entreprises distribuent des dividendes. Les entreprises peuvent également verser des dividendes exceptionnels. Si le gouvernement impose de manière punitive les rachats d’actions, les entreprises trouveront un moyen de répartir différemment leurs flux de trésorerie. Il y a aussi des questions sur la mise en œuvre. La fiscalité des dividendes des grands groupes cotés reste très difficile.
Commentaires recueillis par Grégoire Normand