L’écrivain et essayiste Benoît Peeters publié en 2010 Derrida (Flammarion), la première biographie du philosophe. Dans un entretien au « Monde des livres », il revient sur l’influence actuelle et la place de cette pensée dans un contexte qui évolue philosophiquement. Il s’interroge également sur la postérité d’un ouvrage souvent difficile à trouver en librairie, en raison d’une situation éditoriale longtemps alarmante.
Comment caractériser l’accueil actuel de Jacques Derrida ?
Tout d’abord, évitons de la cantonner à ses lectures françaises et nord-américaines. En Amérique latine, en Espagne et même en Asie, elle est très présente. Aujourd’hui, c’est un accueil mondial. Aux Etats-Unis, on sait bien que les modes vont et viennent et qu’après une popularité quelque peu étonnante de la théorie française et du derridisme dans les universités, d’autres penseurs ont pris leur place. Certes, l’intérêt et la curiosité autour de l’œuvre de Derrida restent forts, mais l’immense et étrange vague derridaienne s’est un peu apaisée.
En France, cet accueil souffre d’un usage simpliste du terme « déconstruction », qui a déjà rendu furieux Derrida. Nous transformons la déconstruction en une forme de nihilisme, de remise en question de tout et de rien. On oublie que, pour Derrida, il s’agissait d’abord d’une généalogie, d’une lecture patiente et attentive, et non de ce concept grossier utilisé sans discernement, voire évoqué de manière polémique comme la cause de tous nos maux, de tout ce qui ne va pas…
La découverte récente du degré d’engagement nazi et antisémite de Martin Heidegger (1889-1976) a-t-elle eu des répercussions sur la réception de Derrida, dont la pensée est marquée par le philosophe allemand ?
La question heideggerienne constitue en réalité un élément susceptible de « nuire » à cette réception. Son livre de soutien, De l’esprit. Heidegger et la question (Galileo, 1987)et sa défense de Heidegger avait un caractère contourné qui peut être critiqué. La finesse de la lecture de Derrida l’a empêché, dans ce cas, d’énoncer clairement ce qui avait été une forme d’allégeance de Heidegger au nazisme. Cependant, je crois que la dette de Derrida envers le philosophe allemand diminue à mesure que son œuvre progresse.
À partir de la fin des années 1980, les questions politiques, éthiques et religieuses prennent une importance croissante. On voit là un mouvement qui semble répondre indirectement à ses critiques. Derrida n’aimait pas qu’on parle de « tournant », mais en réalité, quand on regarde le séminaire sur la question de la responsabilité (Réponse − secret. Séminaire 1991-1992Seuil, 2024)on voit que sa pensée se détache d’une trace heideggerienne très ancienne, propre à sa génération. Les rencontres que beaucoup avaient voulu organiser entre le vieux Heidegger et Derrida n’ont jamais eu lieu, et Derrida croyait que ce n’était pas un accident.
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