« En cas de censure, notre crédit serait endommagé »
LA TRIBUNE DIMANCHE — La Cour des comptes a‑a-t-elle quantifié l’ampleur de la perte de valeur induite par les concessions de Michel Barnier ?
PIERRE MOSCOVICI— Non, les compteurs ne sont pas arrêtés. Compte tenu de la complexité du débat parlementaire, la réalité du budget reste incertaine. Mais je tiens à rappeler le but de l’exercice, parfois un peu perdu de vue : non seulement il faut que la France ait un budget, mais il faut que ce soit un bon budget. Mais un bon budget est un budget qui réduit nos déficits et contrôle notre dette. Notre dette (plus de 3 200 milliards d’euros) représente plus de 110 % du PIB ; cette dette elle-même génère une charge de remboursement annuelle de quelque 70 milliards d’euros l’année prochaine ; il y a quatre ans, c’était 25 – l’équivalent du budget du Ministère du Logement -, cette année, c’est 53 – le budget de la Défense -, l’année prochaine ce sera presque le budget de l’Éducation, le budget national, c’est-à-dire le premier budget de l’État.
Cela paralyse l’action publique et nous empêche d’investir dans l’avenir. Nous devons absolument marquer aujourd’hui un point d’inflexion clair et inverser cette tendance. On sait que la dette ne diminuera pas avant 2027. Mais pour y parvenir, il faut déjà entamer un fort ralentissement. Et pour cela, réduire les déficits. Je tiens à le dire, car c’est le rôle institutionnel de la Cour des comptes, gardienne des finances publiques. Nous devons reprendre le contrôle de nos finances publiques. L’objectif des 5% doit rester l’objectif de cette discussion budgétaire.
Michel Barnier en a‑peut-il se le permettre ? Les circonstances politiques n’empêchent-elles pas la France de maîtriser son budget ?
Je ne suis pas naïf, je connais la politique et je connais l’équation politique. Un : le Premier ministre, arrivé en retard, a présenté un budget d’urgence à une base commune qui n’est ni majoritaire ni homogène. Deuxièmement : ce budget marque la volonté bienvenue d’inverser la tendance. Troisièmement : Michel Barnier a eu raison de laisser la discussion avoir lieu sans déclencher immédiatement le 49.3. Autrement dit, le premier ministre fait ce qu’il peut. Mais tout cela répond à une limite connue depuis le début : le budget ne peut être voté que si le gouvernement évite la censure du RN.
» Il y aura une tempête » en cas de censure, a prévenu Michel Barnier. Prenez-vous ces mots en main ?
Je ne sais pas si cela provoquerait une tempête, mais certainement un gros coup de vent. Notre crédit serait atteint. Lorsque nous examinons objectivement les différents scénarios, nous constatons qu’il ne faut pas tomber dans le catastrophisme, mais qu’il ne faut pas non plus se rassurer à bas prix.
Marine Le Pen vous accuse d’avoir accrédité l’hypothèse d’un fermer à l’américaine….
À tort! Je n’ai jamais dit ça fermer c’était probable ! Même si le risque existe théoriquement, il peut et doit être évité, car la Constitution et les lois organiques sont bien faites. Soit le débat dépasse sa conclusion, ce qui est encore possible, et le budget n’est ni voté ni refusé ; à ce stade, le gouvernement peut promulguer un budget par ordonnance. Ce n’est pas la voie qui a été empruntée et je pense que ce ne serait pas la bonne. Deuxième scénario : en cas de censure, le Parlement peut voter une loi spéciale qui autorise le gouvernement à percevoir des impôts, et les dépenses sont exécutées sur la base de l’année précédente. Ceux qui seraient prêts à censurer le gouvernement ont déjà déclaré qu’ils adopteraient une telle loi.
Alors l’État ne fermera pas boutique ?
Ce ne serait pas l’apocalypse, mais ce ne serait pas anodin. Dans cette hypothèse, il y aurait une augmentation d’impôts pour les Français aux revenus modestes. Le barème des impôts ne étant pas indexé sur l’inflation, environ 400 000 Français non imposables deviendraient redevables de l’impôt sur le revenu ; plusieurs millions d’autres verraient leurs impôts augmenter de manière significative. Les nouveaux investissements, par exemple dans notre sécurité intérieure ou extérieure, seraient différés. Et les déficits s’aggraveraient considérablement. Des expédients à éviter fermer existent, mais ils sont extrêmement chers. Sans parler de l’impact sur le moral des Français de ce qui ressemble encore aujourd’hui à un supplice de Tantale.
Combien les marchés financiers pourraient-ils nous faire payer pour cela ?
Les écarts de taux d’intérêt avec nos partenaires deviendraient plus élevés. Aujourd’hui, ils se sont considérablement développés avec l’Allemagne. Le coût de notre dette est désormais supérieur à celui de la dette grecque. Cela dégrade notre crédit et notre crédibilité, et cela pourrait empirer.
Vendredi soir, Standard & Poor’s maintenait toutefois sa note inchangée (AA-). N’est-ce pas un signe rassurant ?
Cela montre la confiance méritée qui demeure dans la solidité de la France. Mais aussi la conscience que les délais de retour à des finances publiques plus équilibrées risquent d’être plus longs que prévu, et la crainte d’une incertitude politique.
Comment nos partenaires européens, que vous connaissez bien, nous perçoivent-ils ?
Il existe en France toute une mythologie autour de la Commission européenne, supposée architecte de l’austérité. C’est complètement faux : la Commission, et c’est le sens de l’avis rendu cette semaine, n’a aucune volonté de nuire à la France, bien au contraire. Cela inclut les conditions de température et de pression, y compris les conditions politiques. En revanche, elle exige légitimement que la France inverse, et clairement, la trajectoire expansionniste de ses finances publiques.
Non contente d’avoir fait céder Michel Barnier, Marine Le Pen lui donne des leçons de bonne gestion : «On nous dit qu’on annulera les augmentations sans nous donner le financement.»
Il ne serait pas opportun de porter un coup brutal aux concessions qui ont été faites. Mais la trajectoire des finances publiques est pluriannuelle. Cette année, il était probablement inévitable, étant donné le délai très court pour préparer le budget, de déployer un effort budgétaire substantiel. En revanche, pour les années suivantes, il faudra passer à un autre mode : le mode économies de dépenses. J’espère qu’une fois passé le cap de ce PLF, nous commencerons immédiatement à préparer collectivement les années à venir, et tant la Cour des Comptes que le Haut Conseil des Finances Publiques sont prêts à y contribuer.
De quelle manière ?
Grâce à nos rapports et à des examens approfondis des dépenses. De plus, notre machine à prévoir la croissance, les revenus et les dépenses publiques est déraillée. Ce sont des imprécisions, voire des erreurs de prévision, qui expliquent le dérapage important de nos déficits en 2023 et l’année sombre 2024. Je suis convaincu qu’il faut confier la validation des prévisions du ministère des Finances à une autorité indépendante, afin d’éviter à la fois un volontarisme politique excessif et une contrainte trop forte sur l’Administration.
Est-ce une offre de service ?
Confier une telle mission au Haut Conseil des Finances publiques peut être une solution, voire la solution. Il faut remettre un peu de raison, de transparence et d’indépendance dans tout ça !