Les eaux dévalent les pentes de l’Himalaya, gonflées par la fonte des glaciers et une mousson erratique. Soudain, les crues s’échappent du lit des rivières, fendent les flancs des collines boisées et emportent les maisons accrochées aux berges. Ponts et barrages cèdent et disparaissent dans les eaux tumultueuses. La crue poursuit son cours vers les plaines et ravage les récoltes, les routes et les fermes.
A mesure que les étés passent, ce scénario s’intensifie en Asie du Sud, des montagnes d’Afghanistan à celles de Birmanie. Les inondations, mais aussi les pluies, ont fait des centaines de victimes ces dernières semaines, dans les contreforts de l’Himalaya et dans les plaines du sous-continent. Ce mois de juillet, les rues de Delhi, Katmandou, Lahore et Dhaka ont été transformées en piscines.
Mardi 30 juillet, dans l’État indien du Kerala, des glissements de terrain ont enseveli au moins 63 personnes, tandis que des centaines sont portées disparues. On compte déjà 58 victimes en Afghanistan, et plus de 115 au Népal. Dans le nord-est de l’Inde, dans l’Assam, des inondations ont tué 97 personnes, provoqué d’énormes déplacements et emporté également 13 rhinocéros. Un quart du Bangladesh a été submergé, bouleversant la vie de deux millions de personnes. Selon l’ONG bangladaise Brac, ces inondations deviennent de plus en plus graves. « de plus en plus dangereux » et se caractérisent par « d’énormes pertes en termes de moyens de subsistance, de biodiversité et d’infrastructures« .
Quatorze ponts s’effondrent en un mois à Bitar, en Inde
La mousson bienfaisante, qui s’installe en Asie du Sud de juin à septembre, se transforme en déluge dévastateur. Frappée par le changement climatique, la chaîne de l’Hindou Kouch-Himalaya abrite les sources des grands fleuves sacrés qui arrosent les vallées, fournissant eau potable et irrigation aux villages en contrebas. Près d’un tiers de l’humanité vit le long du Brahmapoutre, du Gange, du Koshi, de l’Indus, du Yangtze ou du Mékong. Les nuages gris de la mousson, qui ont façonné les civilisations, font désormais peur.
Les infrastructures s’effondrent ou se révèlent inadaptées à un rythme alarmant. Le 27 juillet, à Delhi, trois étudiants se sont noyés dans le sous-sol d’un centre de préparation aux examens après de fortes pluies. Rien qu’au Bihar, en Inde, pas moins de 14 ponts se sont effondrés en moins d’un mois. Les toits des aéroports de Delhi, Rajkot et Jabalpur n’ont pas résisté aux pluies. La liste des structures récemment inaugurées, déjà fissurées, branlantes ou effondrées, ne cesse de s’allonger, provoquant la consternation.
Ces destructions s’ajoutent aux ravages des dernières moussons. L’an dernier, 5 748 glissements de terrain ont été dénombrés dans l’Himachal Pradesh, dans le nord de l’Inde. Toujours dans l’Himalaya, dans l’Uttarakhand, un tunnel en construction s’est effondré, piégeant 41 ouvriers pendant trois semaines. Au Népal, une trentaine de centrales hydroélectriques et d’usines ont été détruites ou endommagées. Les tsunamis de montagne, provoqués par la rupture de lacs glaciaires, sont destructeurs : le tsunami de Chamoli en 2021 a emporté 200 ouvriers et une centrale électrique. Et si les structures sont mises à rude épreuve par la rigueur des intempéries, elles sont aussi fragilisées par la corruption.
« Un énorme fardeau économique »
Les coûts des dégâts sont astronomiques. A l’échelle mondiale, et selon une étude récente du National Bureau of Economic Research, un réchauffement de 2°C d’ici la fin du siècle diviserait par deux le produit intérieur brut mondial. A court terme, les comptes se calculent à la fronde. Au Pakistan, où un tiers du territoire a été submergé en 2022, les destructions ont été estimées à 16 milliards de dollars. A plus petite échelle, des communautés isolées sont dévastées, comme dans les hauteurs sauvages du Mustang, au Népal, où en 2023, une inondation a emporté ponts, maisons et hôtels, engloutissant 7 millions de dollars.
« Les inondations et les vagues de chaleur en Asie du Sud montrent clairement que les événements climatiques vont encore endommager les infrastructures urbaines, rurales et côtières, imposant un énorme fardeau économique », prévient Anumita Roychowdhury, directrice du Centre pour la science et l’environnement de New Delhi. Ce problème est aggravé par un développement qui ignore les limites écologiques des campagnes et des villes.»
Une course aux infrastructures
Il est tentant de blâmer les dirigeants du Bangladesh ou des Maldives qui organisent des inaugurations de chantiers pour séduire leurs électeurs. En Inde, face à des immeubles qui s’effondrent comme des « châteaux de cartes », l’opposition a fustigé le Premier ministre Narendra Modi pour son développement effréné et inapproprié, au profit de son image de bâtisseur.
Mais dans le sous-continent, la course au développement des infrastructures est une évidence. En dix ans, le nombre d’aéroports a plus que doublé en Inde. La Chine expansionniste, occupée à tisser ses routes de la soie, produit aussi des travaux hâtifs. Le développement déforeste et fragilise les terres. En Inde et au Népal, deux grandes zones sismiques, de nombreuses vallées sont des chantiers à ciel ouvert : les flancs des montagnes sont percés de tunnels et les rivières criblées de barrages hydroélectriques.
Dans ces montagnes, la rivalité militaire entre l’Inde et la Chine n’arrange rien, les deux géants s’attèlent à la construction stratégique de routes, ponts et tunnels. La semaine dernière, l’Inde a annoncé qu’elle maintiendrait son budget record de dépenses en infrastructures, à 133 milliards de dollars. Niché dans les hauts plateaux indiens, le Ladakh est ainsi le théâtre d’incroyables transformations. L’Himalaya, surnommé le troisième pôle pour ses réserves en eau, était pourtant censé rester une région préservée de la planète.