L’économiste et ancien ministre togolais Kako Nubukpo, connu pour ses critiques du franc CFA, poursuit sa réflexion sur le développement de l’Afrique à travers ses ouvrages. Dans L’Afrique et le Reste du monde. De la dépendance à la souveraineté (Odile Jacob, 208 pages, 21,90 euros), paru en octobre, il nous invite à faire le point sur la montée en puissance de la jeunesse. Non seulement pour ses répercussions sur la gouvernance du continent, mais aussi pour le reste du monde.
Il n’est plus possible, dites-vous, de comprendre ce qui se passe en Afrique sans prendre en compte le poids de la jeunesse. Pour quoi ?
C’est le point de départ de ce livre : la succession d’alternances non démocratiques en Afrique de l’Ouest ces dernières années m’a amené à m’interroger sur l’évolution de la gouvernance politique en Afrique. La volonté de contenir la menace jihadiste – mieux que ne l’avaient fait jusqu’alors les présidents civils – a motivé la prise du pouvoir par des militaires, plus conscients – car en première ligne – de la gravité de la situation sur le terrain.
Mais il y a aussi une question générationnelle, comme en témoigne le soutien des jeunes. Ces jeunes soldats, dotés du pouvoir des armes, offrent à ces jeunes une forme de revanche par procuration sur des régimes qui ne se soucient pas de leur avenir. Soixante ans après l’indépendance, ces événements consacrent l’échec des élites urbaines, dont je fais partie, à créer la prospérité.
Que voulez-vous dire lorsque vous parlez d’une explosion à venir ?
A la Faculté des Sciences Economiques et de Gestion de Lomé, où j’enseigne, il y a 20 professeurs pour 20 000 étudiants. Nous savons qu’il ne nous est pas possible de bien les former. Mais ces étudiants quitteront néanmoins l’université avec un diplôme et ils grossiront avec beaucoup de ressentiment le flux des chômeurs urbains, car les études ont fait naître chez eux d’autres attentes. Il existe des exemples comme celui-ci partout en Afrique.
La population africaine va doubler d’ici 2050. C’est un bouleversement considérable. Cette réalité fera tomber tous les régimes que l’on dit forts et qui sont en réalité extrêmement fragiles du fait de ce poids croissant de la jeunesse. Car d’un autre côté, il n’y a rien : pas d’emplois, pas de perspectives, pas de discours politique mobilisateur autre que le discours anti-occidental qui prospère au Sahel. Comment ces espaces pourraient-ils ne pas finir par imploser ?
C’est le moment choisi par les Européens pour se désengager en réduisant leurs budgets d’aide au développement…
Il y a certes une analyse critique à faire de l’aide étrangère pour parvenir à un meilleur ciblage, mais réduire les budgets de 35 %, comme ce qui est adopté dans le budget 2025 de la France, va à contre-courant de l’histoire. L’Europe dépense des milliards d’euros pour bloquer l’immigration au lieu de les investir dans le développement. Nous marchons sur la tête, nous ne mettons pas l’argent là où il aurait un impact à long terme.
La France s’est également réfugiée dans un discours de retrait. C’est une erreur. La relation entre la France et l’Afrique reste, qu’on le veuille ou non, unique. Une relation Europe-Afrique ne peut pas se transformer d’un coup de baguette magique. Il faut composer avec ce passé, mais j’ai le sentiment que les dirigeants français n’ont pas prévu l’Afrique. Ils n’ont pas défini la place que devrait occuper le continent dans une vision à long terme.
Vous opposez le libre-échange général à la nécessité pour l’Afrique de mettre en œuvre un « protectionnisme écologique ». Qu’est-ce que cela signifie?
Je suis attaché au multilatéralisme, mais je défends un échange équitable pour l’Afrique, un protectionnisme écologique, car je crois que les néolibéraux ne sont pas honnêtes intellectuellement.
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Le système néolibéral imposé à l’Afrique repose sur deux principes fondamentaux. Le premier est la flexibilité des prix grâce à la concurrence, mais les économies africaines sont dominées par des monopoles qui maintiennent des prix supérieurs à ceux attendus de la concurrence pure et parfaite. Le deuxième principe est celui de la mobilité des facteurs de production : capital et travail. Les capitaux font le tour de la planète plusieurs fois par jour, mais le travail est bloqué par les visas.
Par conséquent, les marchés doivent être protégés pour que les jeunes Africains puissent rester et vivre en Afrique et transformer localement les matières premières. Nous savons que c’est la seule façon de créer de la richesse et des emplois.
N’est-ce pas là l’enjeu de l’exploitation des minerais nécessaires à la transition énergétique ?
Malheureusement, je ne vois rien de positif. Nous pillons une fois de plus l’Afrique, avec des formes d’extractivisme justifiées par les besoins de la transition énergétique et numérique. Les enjeux de l’accès à ces ressources sont tellement cruciaux au niveau mondial que je ne crois pas que l’Afrique aura le temps de transformer ses matières premières. Regardez par exemple la concurrence féroce entre les Américains et les Chinois en République démocratique du Congo.
L’histoire est-elle donc vouée à se répéter ?
L’Afrique doit tracer sa propre voie. Je ne pense pas qu’elle se retrouve dans un néolibéralisme en fin de compte assuré par le Fonds monétaire international et la Banque mondiale, ni dans un panafricanisme de repli qui consiste à prendre la France pour ennemie.
Je plaide pour une troisième voie, qui est celle portée par le » théorie des communs » et qui a sa place dans le contexte du double échec du continent : celui des États et celui du marché. Cette idée avancée par l’économiste américaine Elinor Ostrom met en avant le principe d’auto-organisation basée sur les territoires et les communautés. Bon nombre des solutions aux problèmes de l’Afrique résident dans des réponses locales.
Les États ne sont plus présents sur de larges portions de leurs territoires, comme au Burkina Faso, où plus de la moitié du pays échappe à l’État. Les plans d’ajustement structurel ont détruit l’état social embryonnaire que les pays tentaient de construire sur l’agriculture, la santé et l’éducation. Toutes les expériences des vingt premières années d’indépendance ont été balayées pour se concentrer sur les équilibres macroéconomiques. La capacité des États et des administrations à concevoir et mettre en œuvre des politiques publiques est devenue très faible.
La théorie des communs propose au niveau microéconomique un mode de production alternatif dans lequel la propriété privée n’est pas le seul moyen de gérer les actifs.
Cette proposition semble peu entendue dans les débats actuels…
J’ai conscience d’être en minorité. Il existe cependant des sujets très concrets pour lesquels il est possible de démontrer l’intérêt d’une approche fondée sur les communs. La gestion de la transhumance en est une. Au cours des 40 dernières années, le réchauffement climatique a entraîné une chute de la productivité agricole de 20 % en Afrique de l’Ouest. Pour compenser cette perte, les agriculteurs augmentent les surfaces cultivables et réduisent les couloirs de transhumance. De leur côté, les populations nomades migrent vers le sud. Les conflits se multiplient autour de l’accès aux ressources naturelles. Les communs offrent un moyen de renégocier le contrat entre différents groupes.
Cela peut paraître utopique, mais au moins nous pouvons reconnaître que ce qui a été tenté jusqu’à présent n’a pas fonctionné. Il est donc temps d’essayer autre chose).