En 1933, après 13 ans dans l’eau, les États-Unis ont liquidé la prohibition

Le 17 février 1933, le Sénat des États-Unis vote le Blaine Act, qui amorce le processus d’abolition de la prohibition, confirmé par le Cullen-Harrison Act, qui légalise la fabrication et la vente de la « bière 3.2 » en avril 1933. (3,2 % d’alcool en poids, 4% en volume) et vins légers, occasion d’une fête de la bière encore célébrée aujourd’hui.
La légalisation de l’alcool répond au vœu du président Roosevelt, qui tente de récupérer au profit de l’État fédéral la manne tombée entre les mains des mafias, en introduisant des taxes et droits sur l’alcool pour financer les réformes consécutives au Grande Dépression.
Le 21e l’amendement à la Constitution, ratifié le 5 décembre 1933, met fin à une période de treize ans d’interdiction constitutionnelle – consacrée par le 18e amendement du 16 janvier 1919, expliqué par la loi Volstead – de la fabrication, du transport, de la vente, de l’importation et de l’exportation des boissons alcoolisées.
Même après l’abrogation, l’interdiction reste légale
Ce 21e l’amendement ressemble étrangement à sa « victime » ! Certes, son article I proclame : « Le 18el’amendement à la Constitution est abrogé ! Mais l’interdiction de l’alcool reste légale puisque la décision ultime est transférée aux États fédérés par son article II. Ayant repris le contrôle de la loi pour réglementer la vente et la consommation de boissons alcoolisées, des États comme le Kansas et le Mississippi n’ont pas aboli les lois d’interdiction, respectivement, en 1948 et 1966.
En 2004, plus de 500 municipalités exerçaient encore un contrôle sévère ou une interdiction totale d’achat, de vente et de production.
D’autres comme l’Oklahoma continuent d’imposer des restrictions sur les boissons alcoolisées à plus de 3,5 degrés. En 2004, plus de 500 municipalités exerçaient encore un contrôle sévère ou une interdiction totale d’achat, de vente et de production.
Le rapport des Américains à l’alcool a fluctué tout au long d’une histoire empreinte d’ambiguïté, faite à la fois de rigueur et de visées émancipatrices. Ainsi, en même temps qu’il vote la loi d’interdiction, le président Wilson soutient le 19eamendement accordant le droit de vote aux femmes (essentiellement blanches), qui entrera en vigueur le 26 août 1920.
Les femmes et les enfants sont les premières victimes de l’alcoolisme, qui est fondamentalement masculin. Dans les années 1840, avec la révolution industrielle naissante et les conditions épouvantables d’exploitation par le travail, l’alcoolisme s’est répandu et la violence contre les femmes, les épouses et les enfants a explosé. Au travail, la rentabilité et la discipline des hommes salariés sont affectées.
Patrons et hommes d’Église prennent l’initiative de promouvoir la sobriété, aux côtés des premières organisations de femmes de la petite bourgeoisie
C’est à cette époque qu’apparaît un courant prônant la lutte contre l’alcoolisme, facteur de désordre et de pauvreté. Ce sont souvent des mécènes et des ecclésiastiques qui prennent l’initiative de promouvoir la sobriété, aux côtés des premières organisations de femmes de la petite bourgeoisie, encourageant à la fois la vertu et la lutte contre la consommation de boissons alcoolisées. .
La croisade des femmes de 1873 et surtout la création de la Women’s Christian Temperance Union (WCTU) en 1874 sont des événements décisifs dans l’entrée des femmes dans le mouvement. Pour sa fondatrice, Frances E. Willard, « les boissons et le tabac sont les grands instruments de séparation entre les hommes et les femmes ».
Et quelques années plus tard, elle adopte une déclaration déclarant : « Nous croyons en un salaire décent, une journée de travail de 8 heures, (…) en une justice qui s’oppose à l’appât du gain. D’autres organisations militent également contre l’alcoolisme, comme, à partir de 1869, le Parti de la prohibition nationale ou, à partir de 1895, la Ligue anti-saloons, lieux de socialisation rivalisant avec les édifices de culte. De nombreux autres mouvements suivirent.
La jonction entre l’espoir de la prohibition de l’alcool et le droit de vote des femmes est revendiquée par Susan B. Anthony, co-fondatrice de la Women’s State Temperance Society. Elle proclama, en 1899, que « le seul espoir » de prohibition était de « mettre le vote entre les mains des femmes ». Revendication féministe dès le milieu du XIXe siècle, le droit de vote devient un sujet essentiel avec la fondation, en 1916, du National Woman’s Party.
La promotion de la prohibition devient un enjeu politique majeur
C’est aussi au tournant du siècle que la promotion de la prohibition devient un enjeu politique majeur. De 1900 à 1913, la consommation d’alcool par habitant a augmenté d’un tiers. Dans les saloons de l’Ouest comme dans les pubs et bars à « jus de fruits » (mélangés à de l’alcool pur) des métropoles de l’Est, une vie sociale et même politique se développe – les démocrates, qui s’opposent à la loi d’interdiction, s’organisent souvent leur appareil électoral – mais aussi la prostitution et l’alcoolisme.
Entre la seconde moitié du XIXe siècle et les années 1920, les États-Unis ont connu à la fois une transformation démographique et économique. La morale puritaine des colons protestants blancs (White Anglo-Saxon Protestants, Wasp), qui dominait largement la scène sociale où tout « intrus » étranger est, a priori, un pécheur potentiel, est ébranlée.
Elle est confrontée à l’arrivée de migrants venus d’Europe, majoritairement catholiques (4 millions d’Italiens, près d’un million d’Irlandais), auxquels s’ajoutent environ 2,5 millions d’Allemands et 1,4 million de Juifs fuyant les zones résidentielles (1) de l’Empire russe. Les communautés catholique et juive s’opposent à l’interdiction – à laquelle elles ne seront finalement pas soumises, par privilège religieux.
Les protestations ouvrières contre les conditions de travail à la chaîne – l’application du taylorisme dans l’industrie automobile – ont explosé en grèves massives, mais aussi en attaques anarchistes.
Durant cette même période, l’industrialisation a entraîné une prolétarisation dans les villes et d’importants mouvements de population du Sud vers le Nord avec des millions d’Afro-Américains à la recherche d’un emploi. Les protestations ouvrières contre les conditions de travail à la chaîne – l’application du taylorisme dans l’industrie automobile – ont explosé en grèves massives, mais aussi en attaques anarchistes. En contre-feu, surtout après le déclenchement de la révolution de 1917 en Russie, les forces dominantes lancent la Red Scare avec son cortège de répressions et de dénonciations.
En même temps, l’autre fait transformateur est la participation américaine à la Première Guerre mondiale. Devenus le grenier, le pourvoyeur de pétrole, d’armes et de véhicules à moteur, mais aussi le banquier des pays en guerre contre l’Allemagne, les États-Unis connaissent un fort développement économique avec une croissance de l’ordre de 4,5 % au cours des années 1920.
Cette « décennie folle des années 1920 » porte bien son nom
Cette « décennie folle des années 1920 » (The Roaring Twenties) porte bien son nom : c’est le contour des États-Unis tels qu’on les voit encore aujourd’hui, l’époque où s’exécutent à la fois la construction de l’Empire State Building et Sacco et Vanzetti , deux militants anarchistes accusés à tort de meurtre. Elle restera dans la mémoire mondiale avec sa conclusion, la Grande Dépression, qui éclata en 1929.
La prohibition, contrairement à ce que l’on attendait de « la noble expérience », a fortement perverti la société américaine. Des organisations criminelles à grande échelle – le concept de crime organisé date de cette époque – développent le trafic clandestin d’alcool et s’installent dans les grandes villes avec à leur service des milliers d' »employés », avocats, juges, policiers et hommes politiques – une structure qui préfigure les futurs conglomérats industriels et financiers.
Des chefs de gangs comme l’Italien Al Capone ou « Lucky » Luciano empochent l’équivalent de 1,5 milliard de dollars courants par an. Les bars clandestins (bars illégaux) abondent. Certaines sont dirigées par des femmes devenues célèbres comme Texas Guinan qui, à New York, accueille Charlie Chaplin, Rudolph Valentino, Gloria Swanson ou encore le futur roi d’Angleterre, Edouard VIII.
En fait, la production d’alcool n’a jamais été aussi florissante. Les États autorisent, par exemple, la production à « usage familial » de 500 litres de vin par ménage et par an. Ailleurs, il existe des millions de prescriptions médicales de vin, ou d’alcool pur, pour traiter la tuberculose.
En 1921, 96 000 alambics et cuves de fermentation sont saisis, chiffre qui passe à 282 000 en 1930. Les condamnations pour trafic passent de 35 000 en 1923 à 61 000 en 1932. L’alcool frelaté, masqué par des jus de fruits, fait des ravages, dont un à base de dénaturé. alcool volé dans les entrepôts de l’État.
Le racisme et la xénophobie prolifèrent pendant la prohibition
C’est au cours de ces années que se construit la police moderne, avec ses perversions structurelles. Ce sont d’abord les plus vulnérables, ceux qui n’ont pas les moyens de se défendre et/ou de corrompre, les immigrés, les Afro-Américains, qui sont arrêtés en grand nombre afin de démontrer l’efficacité policière.
Et il ne s’agit pas de rechercher la vérité mais d’aveux, qui, selon les juges, valent plus que des preuves (2). L’usage de la violence et des interrogatoires brutaux, appelés le « troisième degré », devient légal.
Le racisme et la xénophobie ont proliféré avec la Prohibition, en tant qu’instrument majeur de contrôle politique aux mains des forces conservatrices de la suprématie blanche et de leur expression la plus extrême, le Ku Klux Klan (KKK). Renaître de ses cendres avec la très large diffusion, en 1915, du film « Naissance d’une nation », glorifié par le président Wilson lui-même, elle connut un essor violent.
Les immigrés irlandais et italiens, catholiques, sont accusés de détruire la société américaine et ses « valeurs » par l’alcoolisme. Les immigrés allemands sont dénoncés comme des agents de l’Empire allemand venus noyer les citoyens dans la consommation de bière. Le KKK devient un défenseur de l’ordre par excellence. La meute raciste parvient, à son apogée au milieu des années 1920, à structurer plus de 4 millions de membres, dont une section féminine et une autre d’enfants.
La fin constitutionnelle de la Prohibition est saluée comme un soulagement par une majorité de la population, principalement dans les grandes métropoles de l’Est comme New York, où l’alcool avait coulé à flots dans les quelque 32 000 speakeasy qui avaient pris le relais. relais de 15 000 bars avant l’interdiction.
Mais l’héritage est lourd. À partir de 1933, le crime organisé s’est tourné vers le trafic de drogue. Pour en revenir aux ambiguïtés aux États-Unis en matière de prohibition, aujourd’hui, certains États punissent de prison l’usage individuel du cannabis, tandis que d’autres légalisent cette drogue, comme en Californie – où sa culture menace celle des agrumes. La crise des opioïdes, qui a commencé dans les années 1990, est devenue un fléau majeur, un symptôme de la pauvreté.
En 2022, plus de 108 000 Américains sont morts d’overdoses de ces produits, comme le fentanyl, initialement prescrits comme antalgiques aux patients sans assurance maladie. Les partisans de Donald Trump viennent de lancer une campagne de désinformation accusant la « Chine communiste » de produire du fentanyl et de l’introduire clandestinement aux Etats-Unis via des migrants en provenance du Mexique…
Grb2