@JeffoTableaux
TÉMOIGNAGE – Ma première reconstruction a eu lieu à Marseille, à l’hôpital de la Timone. Mon patron m’appelle au téléphone, il me dit : il y a une blessure par balle, tu vas devoir aller intervenir. Je me pose des millions de questions, car je ne suis diplômé que depuis quelques mois.
Je manque vraiment d’informations, d’expérience… Mais mon patron me raccroche au nez et je me dis : super, ça va vraiment être de l’improvisation. Quand j’arrive, je me mets à pleurer, parce que je pense que je n’y arriverai jamais. Je soulève le drap et constate les dégâts. La balle a littéralement explosé une grande partie de sa pommette, son œil n’était plus qu’un trou. L’homme est défiguré.
Heureusement, j’ai appelé un ancien maître de stage, qui m’a dit : regarde autour de toi, tu verras, ton cerveau va se mettre à réfléchir, tu trouveras des solutions, des astuces. Et c’est ce que j’ai commencé à faire. D’ailleurs, c’est ce que je fais toujours aujourd’hui lors d’une reconstruction, pour débuter ce type de soins.
« Lecture du corps »
Nous l’appelons le » lecture du corps « . C’est comme si en regardant le corps, toutes nos prochaines actions se déroulaient dans notre cerveau. Les idées s’organisent, nous voyons et observons tous les détails des blessures. Nous palperons, donc nous remarquerons également des lésions osseuses, par exemple. exemple, qui n’est pas visible à l’œil nu. Ce sont des moments où l’on utilise tous nos sens pour laisser parler les blessures corporelles et savoir quelle serait la méthode la plus adaptée, pour faire au mieux, avec les techniques dont nous disposons.
Alors que je fais cette première reconstruction, ce que nous appelons entre nous un « thanatosaure », quelqu’un de très haut gradé dans la profession, vient avec son téléphone. Je me demande ce qu’il veut. Il fait le tour du corps et j’attends. Et puis j’entends : « C’est bon, elle va très bien, tout est sur la bonne voie » et il s’en va. Je comprends alors que mon patron l’a envoyé pour voir si j’allais m’en sortir. Pour moi, c’est mission accomplie.
Le meurtre de l’homme dont je m’occupe est couvert par les médias locaux. Quelque temps plus tard, je suis tombé sur un article qui relatait les faits. Dans les commentaires, le père de la victime exprime sa tristesse et ses remerciements pour le soutien reçu. Son message me touche encore plus lorsque je lis ces quelques mots : « Je remercie la personne qui s’est occupée de mon fils, j’ai vu qu’elle prenait bien soin de lui. » Il ne peut pas savoir qui je suis, ni même que je le lis, mais ses paroles ont su me trouver.
Ne pas déformer un visage
Souvent, les embaumeurs n’ont aucun lien avec les familles, ce que je trouve très dommageable. Après ce moment, dans ma carrière, il était très important pour moi de présenter toutes les reconstructions que j’ai pu faire aux proches endeuillés, une fois les soins prodigués. Parce que les gens ont beaucoup de questions auxquelles il faut répondre. Lorsque nous n’avons pas de réponses, le cerveau est capable d’imaginer tout et n’importe quoi.
Ce sont des choses pour lesquelles les conseillers funéraires ne sont absolument pas formés. Personnellement, c’est quelque chose que j’impose aux pompes funèbres, je souhaite présenter le corps moi-même. Depuis que je suis indépendante, j’ai même des familles qui m’appellent directement. Je peux les rencontrer avant de m’occuper du défunt. C’est un véritable soutien. Et c’est ce qui va nous permettre de ne pas déformer un visage.
« Que ce qui m’est arrivé n’arrive pas aux autres »
A travers mon travail, j’essaie de faire en sorte que ce qui m’est arrivé n’arrive pas aux autres. J’ai perdu mon père à l’âge de 7 ans dans un accident de moto. Au moment de la cérémonie, mon entourage familial avait estimé que ce n’était pas le lieu pour les enfants. Mon père a subi une autopsie et a donc quitté l’institut médico-légal dans un cercueil fermé. Nous n’étions pas là lors de la cérémonie à l’église, lors de l’enterrement de son cercueil… A 7 ans, quand personne ne t’a jamais parlé de la mort, quand tu ne sais pas ce que c’est, ça vous n’avez pas perdu d’animal par exemple, beaucoup de questions se posent.
Qu’est-ce que c’est ? Où allons-nous ? Qu’ont-ils fait de son corps ? Et à partir de là, pendant plusieurs années, mon cerveau a imaginé que mon père ne nous aimait plus et qu’il était parti fonder une autre famille. Mais à ce moment-là, on m’a dit qu’il était mort. Nous allions au cimetière. Mais c’était irréel pour moi. Je n’avais rien à quoi m’accrocher.
Je ne sais pas quelle personne j’aurais été si cela ne m’était pas arrivé. Je ne peux pas dire que nous arrivons à ce métier parce que nous avons eu une histoire de vie avec la mort. J’ai pu constater que c’était aussi le choix de personnes qui n’avaient pas eu à faire face à un décès. Ce que je peux dire, c’est que c’est un métier que l’on ressent en nous. Chez la plupart des frères et sœurs avec qui j’ai pu m’entretenir, ce désir d’être là, auprès des défunts et des familles endeuillées, était en eux.
Stéphanie Sounac est embaumeuse. Elle est suivie par des milliers de followers sur les réseaux sociaux (sous le pseudo Thana Nanou). Elle vient de publier son expérience aux côtés du défunt dans un livre, Les yeux que nous fermonspublié le 24 octobre aux Editions 41.
Ce témoignage a été recueilli et édité par Lucie Hennequin. Pour témoigner, écrivez-nous à temoignage@huffingtonpost.fr, nous vous répondrons avec la procédure à suivre.
Voir aussi sur HuffPost :