FIGAROVOX/TRIBUNE – Pour le chercheur Erwan Queinnec, la dissolution de l’Assemblée menace l’équilibre politique que la Ve République croyait avoir gravé dans le marbre, au moyen de son arme procédurale de protection de masse : le vote majoritaire.
Erwan Queinnec est enseignant-chercheur en sciences de gestion. Il écrit des articles et réalise des études pour différents médias, journaux et instituts libéraux (Contrepoints, Institut Molinari, IREF, Journal des Libertés).
La décision prise par le Président de la République de dissoudre l’Assemblée nationale au soir des élections européennes a une portée qui dépasse l’objet visé. Elle menace l’équilibre politique que la Ve République croyait avoir gravé dans le marbre de l’éternité, grâce à son arme procédurale de protection des masses : le vote majoritaire. Depuis l’annonce de la dissolution, elle a mis au jour comme jamais la logique de compromis idéologique qui la sous-tend viscéralement. Deux jours ont suffi pour briser la mosaïque électorale issue des élections européennes. Mort-né, la fête Place publique de Raphaël Glucksmann. Fini, ce qui restait des Républicains. Avortée, la Reconquête ! par Éric Zemmour. Le vote majoritaire exerce sa force gravitationnelle sur ces petites étoiles éparses, désormais tiraillées entre le trou noir d’une radicalité politique sans précédent et le soleil que la macronie prétend encore être.
Malgré les limites que la tristesse de la campagne européenne a soulignées, le vote proportionnel accorde aux électeurs une relative liberté de choix ; avec un peu de naïveté, on peut même imaginer voter pour des projets plutôt que des appareils. Au contraire, le vote majoritaire sacrifie ostensiblement la bouteille d’idées à l’ivresse du pouvoir. Cela est d’autant plus évident dans le cas de ces législatives anticipées, sorte de speed dating entre la République et les Français, ordonnant aux prétendants de se mettre promptement en ordre de marche pour le duel électoral final, quitte à non seulement allié mais pour aliéner. C’est d’ailleurs sans transition que l’élection nationale annoncée succède à l’élection européenne qui la conditionnait. L’effet de contraste est donc frappant, qui donne aujourd’hui aux partis radicaux la possibilité de convertir leur pouvoir d’influence – celui que procure la représentation proportionnelle – en pouvoir de décision issu du vote majoritaire.
Un pays est fait de ses mœurs plutôt que de ses lois, écrivait Montesquieu. Or, la Ve République n’est en réalité qu’une loi recyclant habilement nos mœurs monarchiques dans un système institutionnel – partis, circonscriptions, majorités, « lois » en tout genre – qui lui donne des allures de démocratie presque moderne, pour le mieux. il plie le genou devant la culture du fief. Alors que l’ordre féodal d’antan transformait les chefs de guerre en seigneurs du territoire, le vote majoritaire livre le pays tout entier aux survivants de la compétition électorale. Il élimine le pouvoir, là où le vote proportionnel divise le Parlement. « Électeur, vous êtes citoyen le jour du vote et sujet le reste du temps», disait un tag anarchiste sur les murs de mon lycée, au début des années 1980. Tout a été dit sauf les consignes de cette ambivalence, de ce vote majoritaire dispensant le prince d’être aimé de ses sujets tout en le contraignant à ne pas être trop haï des citoyens.
L’appel du 12 juin convoque prestement le ban et les arrière-bans de la macronie tandis qu’aux portes de la France, le tocsin des hordes barbares résonne.
Erwan Queinnec
C’est pourquoi, pendant une cinquantaine d’années, les seigneurs de la République – socialistes et républicains gérant conjointement leur viager électoral – ont préservé le pays de réformes fondamentales. Ils se contentaient essentiellement d’acheter la paix sociale ainsi que l’unité nationale avec une dette extérieure et publique importante. Le pays a donc sombré dans le chômage chronique, l’atonie économique, la désindustrialisation et la dégradation des services publics sans jamais, paradoxalement, manquer d’argent. C’est ainsi que fonctionnait la République normale entre les règnes de Valéry Giscard d’Estaing et de François Hollande, jusqu’à ce qu’épuisées par cette culture du congiaire prenant la place de la politique, les deux dynasties républicaines cèdent leurs revenus électoraux à Emmanuel Ier, sorte de Pépin le Bref succédant aux rois paresseux. Pourtant, peu de choses sont vraiment nouvelles au-delà de cette révolution de palais : le monarque jupitérien continue d’administrer normalement la République normale tout en traversant des crises – considérables il est vrai – en ouvrant les vannes du dépensé. Un peu moins d’impôts et un pouvoir d’achat préservé par une hausse de la dette contribuent ainsi à sa réélection en 2022. Cet exploit électoral – la première réélection sans cohabitation depuis le général de Gaulle – a conduit le président à se méprendre sur le mode de vote dont c’était quand même le produit ? Et accessoirement, oublier à quel point sa réforme des retraites avait rendu Emmanuel II impopulaire ? Il est possible comme on jurerait que sa décision de dissolution soit celle d’un érotomane politique accablé par les vexations du dépit amoureux.
Le mal étant fait, la conférence présidentielle du 12 juin a tenté de sauver ce qui pouvait l’être. Il ne s’agit plus que l’élection constitue un acte d’amour mais plutôt de rétablir le barrage du vote majoritaire dans la fonction qui a toujours été sa fonction, à savoir la pérennité de la République normale. C’est pourquoi l’appel du 12 juin convoque prestement le ban et les arrière-bans de la macronie tandis qu’aux portes de la France, résonne le tocsin des hordes barbares. Que les grands barons aiguisent leurs armes ! Que les petits fiefs républicains et socialistes prêtent serment d’allégeance et ravalent leur désir d’autonomie, née effrontément de la bataille de l’Europe ! Pas de bêtises quand sur le flanc droit du pays se tient Jordan Bardella, fidèle lieutenant de Marine Le Pen, menant de main de maître son armée plébéienne jusqu’à faire trembler les baronnies sur les marches du royaume (Éric Ciotti de Nice surfant sur la vague bleu marine) , pour rallier ses factions dissidentes (Marion Maréchal) ou, à défaut, pour les ostraciser sans pitié (Éric Zemmour).
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Il n’y a pas eu d’état d’âme quand, sur le flanc gauche, Jean-Luc Mélenchon dirigeait une troupe barbaresque, plus petite en nombre mais supérieurement armée, expérimentée dans le combat de rue et forte en troupes d’élite prêtes à abattre les riches, les sionistes, les Viandard et les hétérosexuels. homme blanc cisgenre de plus de 50 ans au pouvoir révolutionnaire, nourrissant sa marche vers le pouvoir de raids percutants, au premier rang desquels celui fait sur les dépouilles électorales de Raphaël Glucksmann, vaillant combattant certes mais intendant un peu frivole d’une citadelle livrée à l’envahisseur par Olivier Faure, d’un souci bien compréhensible de rester calife à la place de celui qui ne l’était pas encore. Montjoie ! Saint Denis !
Sauf que cette fois, le peuple semble prêt à s’abandonner à l’hérésie. Ne serait-ce qu’à cause de tous les mécontentements que cela cristallise, le premier vient peut-être du fait que l’élection vient à peine de se terminer, le clergé médiatique sonde les reins et le cœur du citoyen soudain redevenu sujet, interprétant savamment sa voix pour adressez-le bien à ceux qui ne veulent pas l’entendre. Il semble que les Français en aient assez de voir leurs élus se comporter en propriétaires de leurs voix plutôt qu’en représentants du peuple. Fatigués d’un pouvoir indivis auquel ils ont faussement consenti, une fois élus, d’édicter des normes et des règlements à la chaîne selon la bonne volonté du prince et de ses chambres d’enregistrement. Jusqu’à présent, l’ostracisme quasi-officiel de l’extrême droite a toujours permis aux barons de la République normale d’optimiser la logique du moins de haine dont procède le vote majoritaire. En menaçant de se retourner contre son créateur, il pourrait passer du statut de pompier à celui d’incendiaire. Et faire du Rassemblement National le nouvel étendard de la République Normale.