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Directrice de la boutique en ligne d’Emmaüs, Maud Sarda sonne l’alarme face à Amazon, Shein et Temu

Battage publicitaire, prix bas, produits dangereux… Le directeur du Label Emmaüs, la plateforme solidaire de l’association, critique les pratiques commerciales des géants du e-commerce. Et appelle l’Etat à agir.

Maud Sarda, co-fondatrice et directrice du Label Emmaüs : « Pour vos achats de livres en ligne, pensez à Emmaüs plutôt que d'avoir le réflexe Amazon.  »

Maud Sarda, co-fondatrice et directrice du Label Emmaüs : « Pour vos achats de livres en ligne, pensez à Emmaüs plutôt que d’avoir le réflexe Amazon. » Photo Mary Lou Mauricio/Hans Lucas

Par Olivier Milot

Publié le 18 avril 2024 à 15h04

Mis à jour le 18 avril 2024 à 17h26

LLa boutique en ligne solidaire Label Emmaüs vous propose « plus de 2 millions d’objets d’occasion » sur sa plateforme. Elle reste cependant peu connue et les ventes sont en baisse. Sa réalisatrice, Maud Sarda, pousse un cri de colère devant « la loi du plus fort » imposées par le géant américain Amazon ou les plateformes chinoises Shein et Temu, ce qui menace l’activité de cette plateforme de commerce lancée en 2016.

Le Label Emmaüs lance une campagne de sensibilisation à destination du grand public. Quel message souhaitez-vous envoyer ?
Nous souhaitons d’abord élargir le cercle de nos acheteurs en ligne. Le label Emmaüs existe depuis huit ans, mais beaucoup ignorent encore qu’Emmaüs dispose, en plus de ses magasins, d’une plateforme de vente en ligne qui propose plus de 2 millions d’objets d’occasion (livres, déco, jouets, high-tech, reconditionnés). appareils électroménagers, etc.). La campagne prend le livre pour symbole et, dans l’un de ses visuels, on retrouve côte à côte une biographie de Jeff Bezos et une autre de l’abbé Pierre. C’est à la fois un clin d’œil à notre fondateur et une manière de s’opposer « la force de l’infiniment petit », en parlant d’Emmaüs, de la loi du plus fort incarnée par Amazon. Une manière de dire : pour vos achats de livres en ligne, pensez à Emmaüs plutôt que d’avoir le réflexe Amazon. Au-delà de la symbolique, c’est aussi une interpellation des pouvoirs publics sur les pratiques commerciales néfastes des géants du e-commerce, comme Amazon, Shein ou Temu.

La mesure la plus urgente à prendre est d’interdire toute publicité pour des produits dangereux ou ne répondant pas aux normes françaises ou européennes.

En quoi ces plateformes menacent-elles les acteurs de la vente en ligne sociale et solidaire ?
Ils pratiquent une forme de dumping économique en faisant constamment baisser les prix, utilisent des techniques qui incitent à l’achat compulsif (promotions trompeuses, minuteries sur les paniers, etc.), proposent la livraison gratuite de leurs produits alors que, pour nous, cela peut représenter 20 à 30 % du prix de vente. le coût d’une commande, et se livrent à une publicité excessive sur les réseaux sociaux qui rend toute concurrence invisible. Amazon préparait le terrain depuis des années, Shein et Temu sont entrés dans la brèche.

Temu existe depuis à peine un an en France et compte déjà 13 millions d’utilisateurs. En 2023, elle a dépensé 2 milliards de dollars en publicité sur les réseaux sociaux aux Etats-Unis (Facebook, Instagram, WhatsApp) et 27,5 millions d’euros en France, dont 44 pour Shein (selon le cabinet d’études Kantar). C’est vertigineux. En comparaison, l’année dernière, nous avons investi 30 000 euros sur les mêmes réseaux sociaux pour accroître notre notoriété. Cette année, nous y avons renoncé. A ce niveau là, impossible de résister. Cela ne sert à rien de gaspiller un peu d’argent en publicité, nous jouons sur d’autres registres, à commencer par notre plaidoyer.

L'entrepôt du Label Emmaüs à Damazan, dans le Lot-et-Garonne, inauguré en janvier 2023.

L’entrepôt Label Emmaüs à Damazan, dans le Lot-et-Garonne, inauguré en janvier 2023. Photo/ Simonet D/Andia.fr

Quelles sont les conséquences de ces pratiques commerciales ?
Le label Emmaüs s’est bien développé durant les premières années de son existence, grâce à la notoriété du mouvement et à la volonté d’un certain nombre de Français de se tourner vers des modes de consommation plus éthiques et plus solidaires après les années Covid. Ces derniers mois, la situation est devenue plus difficile. Le nombre de visites mensuelles sur le site est tombé à 500 000, soit une baisse de 20 % depuis le début de l’année. Nous sommes asphyxiés par ces pratiques commerciales, mais nous saurons nous adapter et nous ne mourrons pas, notre modèle est bien trop résilient.

Au-delà de notre cas, il nous semble nécessaire que les pouvoirs publics s’opposent plus fermement à ces pratiques agressives dont les effets sont dévastateurs. Ils déclenchent des comportements irrationnels qui poussent les acteurs économiques – petits et grands – à s’entre-tuer. Alors que Shein et Temu menacent Amazon, tout le monde se met à faire des promotions folles toute l’année, sans aucune réglementation ni contrôle. Le marché devient fou en termes de prix, et ce sont le made in France, le commerce local, mais aussi la seconde main qui trinquent. Au nom de la défense du sacro-saint pouvoir d’achat, nous livrons les consommateurs à des plateformes qui vendent des produits dangereux – 11 jouets sur 12 vendus par Temu ne sont pas conformes aux normes européennes -, insoutenables et donc loin d’être économiques.

Quelles mesures souhaiteriez-vous voir adoptées ?
Le plus urgent est d’interdire toute publicité pour des produits dangereux ou ne répondant pas aux normes françaises ou européennes. Les députés ont avancé sur le sujet en adoptant à l’unanimité un projet de loi visant à encadrer les ultra-mode rapide et les excès de surconsommation. Il est désormais urgent que le Sénat le vote, car les lobbies s’emploient à empêcher son adoption ou à minimiser ses effets.

Il faudrait également imposer un étiquetage sur les produits vendus par les plateformes sur leur dangerosité potentielle ou leur nocivité pour l’environnement, et interdire toute publicité dans l’espace public aux plateformes qui ne respecteraient pas un certain nombre de critères objectifs en matière sociale et environnementale. . Nous sommes également favorables à un encadrement très strict de leur publicité sur les réseaux sociaux, car c’est là que se déroule l’essentiel de leur communication, ainsi qu’à un contrôle rigoureux de leurs pratiques commerciales douteuses (fausses promotions, faux prix…). Enfin, il faut mettre fin au principe de livraison gratuite que nous ne pouvons mettre en œuvre compte tenu des prix bas que nous pratiquons. Le Parlement a réussi à l’imposer sur les nouveaux livres il y a quelques mois, il n’y a aucune raison de ne pas l’étendre à d’autres produits.

Pourquoi réclamez-vous un cadre réglementaire et fiscal différent de celui des plateformes numériques ?
Les acteurs du secteur classique du réemploi solidaire, comme Emmaüs ou les centres de ressources, ne sont pas taxés, mais le Label Emmaüs l’est. Nous évoluons dans un monde très compétitif et nous voulons prouver qu’un autre modèle est possible. Il n’est pas anormal que nous payions des impôts, mais il ne serait pas anormal non plus que la fiscalité tienne compte de nos particularités. Nous sommes des acteurs qui revendent des biens d’occasion en circuit court tout en reconditionnant certains produits, et avec des équipes majoritairement composées de personnes en insertion. Nous avons formé 2 000 personnes sous pression aux métiers du numérique et de la logistique.

Dans l'entrepôt Emmaüs de Saint-Omer (Pas-de-Calais), en 2019. Cette antenne locale de l'association propose depuis cinq ans des produits en ligne.

Dans l’entrepôt Emmaüs de Saint-Omer (Pas-de-Calais), en 2019. Cette antenne locale de l’association propose depuis cinq ans des produits en ligne. Photo Stéphane Mortagne / PHOTOPQR/VOIX DU NORD/MAXPPP

L’intérêt général est également au cœur de notre projet et notre forme coopérative nous impose de réinvestir 100% de nos bénéfices dans l’outil de travail, quand ceux des plateformes ne servent qu’à rémunérer les actionnaires. A tous points de vue, nous n’avons donc rien à voir avec une plateforme comme Amazon, et pourtant nous avons le même taux de TVA et le même niveau de charges sociales qu’eux. Franchement, c’est fou.

Dans un autre registre, vous demandez aux éditeurs d’avoir accès aux livres neufs et invendus…
Le label Emmaüs tire un tiers de ses revenus de la revente de livres dont la majorité ont plus de cinq ans. Nous espérons que le secteur de l’édition envisagera de modifier le cadre juridique pour encourager la circulation partagée des nouveaux livres, et non leur destruction. Chaque année, des montagnes de livres nouvellement publiés finissent à la déchiqueteuse. Le Syndicat national de l’édition (SNE) parle de 13 % de la production du livre, le WWF de 25 %, soit 150 millions de livres par an. C’est un gaspillage gigantesque, d’autant que, par définition, les auteurs ne reçoivent rien de ces livres détruits.

La loi sur le prix unique du livre offre une formidable protection à la création, mais elle interdit aux éditeurs de baisser le prix d’un livre pendant toute la durée de sa commercialisation. Ils doivent donc stocker les invendus, sauf que les détruire – même à contrecœur – coûte moins cher. Pourquoi ne pas diriger une partie de ces nouveaux invendus vers des organismes de solidarité comme Emmaüs, la Croix Rouge ou le Secours Catholique, en les autorisant à les revendre à prix réduit en échange d’une contribution aux droits d’auteur ?

Cela nécessiterait de modifier la loi sur le prix unique du livre, mais le Syndicat national de l’édition refuse que cela soit modifié…
Je comprends que l’explosion des livres d’occasion – un livre vendu sur cinq – déstabilise leur modèle. Mais il ne faut pas traiter tous les acteurs du marché sur le même pied d’égalité. 60 % sont entre les mains de Vinted, Momox, Leboncoin, Amazon… et le reste est constitué d’acteurs solidaires, de bouquinistes et de brocantes. Nous ne devrions pas considérer tous les acteurs de l’occasion comme des concurrents des biens neufs. La seconde main, c’est aussi le sens de l’histoire, une manière de réduire l’impact écologique, de donner la possibilité à ceux qui ont moins de moyens d’accéder à la culture. Je suis convaincu que nous partageons avec de nombreux éditeurs le même souci de respect de la création et de solidarité et, par ailleurs, nous avons les mêmes ennemis. Alors, asseyons-nous autour de la table, discutons et soyons inventifs. On peut sûrement trouver des solutions sans toucher à la loi de Lang (sur le prix unique).

Ray Richard

Head of technical department in some websites, I have been in the field of electronic journalism for 12 years and I am interested in travel, trips and discovering the world of technology.
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