« Nous suscitons de faux espoirs irréalistes auprès des patients atteints de la maladie d’Alzheimer et de leurs familles », explique le psychiatre britannique Rob Howard, spécialiste des personnes âgées à l’University College de Londres. Ces déclarations résument les positions souvent tranchées sur deux médicaments récemment introduits pour traiter la maladie d’Alzheimer, la forme de démence la plus courante, qui touche des dizaines de millions de personnes dans le monde.
Controversé
Il s’agit du Leqembi, basé sur la molécule lecanemab et développé par les laboratoires Biogen et Eisai, et du Kisunla, basé sur le donanemab d’Eli Lilly, qui présentent tous deux des profils très proches. Bien au-delà des débats d’experts, la controverse a désormais des conséquences concrètes car elle se traduit par des politiques différentes d’un pays à l’autre.
Alors que les États-Unis ont successivement approuvé le lécanemab puis le donanemab, l’Union européenne (UE) a refusé cet été de donner son feu vert au premier, une décision de mauvais augure pour le second. Fin août, le Royaume-Uni a pris une voie médiane en approuvant le lécanemab, mais en refusant son remboursement. La polémique tient en une phrase. Le Leqembi et le Kisunla sont incontestablement les médicaments les plus efficaces jamais vus contre Alzheimer, mais cette efficacité est très limitée.
Ces traitements semblent réduire d’environ 30 % le déclin cognitif des patients au début de la maladie. Ce chiffre peut paraître élevé, mais il ne représente qu’une faible différence sur l’année et demie durant laquelle les études en laboratoire ont été menées. « Les bénéfices sont si faibles qu’ils sont presque invisibles chez un patient individuel », explique Rob Howard.
Coût astronomique
Pour les détracteurs de ces traitements, c’est trop peu pour trop de risques, puisque ces médicaments provoquent parfois des œdèmes cérébraux qui peuvent être mortels dans de rares cas. Ils pointent enfin un coût astronomique. Selon une étude publiée en 2023 par le Lancet Regional Health, au prix demandé par Biogen/Eisai aux États-Unis, le lécanemab représenterait, s’il était administré à tous les patients éligibles, un coût de 133 milliards d’euros dans l’UE, un niveau inabordable pour les systèmes de santé.
Les défenseurs de ces traitements, dont de nombreux neurologues, estiment qu’ils peuvent offrir aux patients de précieux mois d’autonomie. Ils estiment surtout qu’ils pourraient être rendus plus efficaces en étant administrés encore plus tôt, alors que la recherche avance à grands pas pour permettre un diagnostic précoce de la maladie. Et, au-delà du débat médical, ils accusent l’UE et le Royaume-Uni de contribuer aux inégalités de santé : « les patients les plus riches iront aux États-Unis », prévient John Hardy.
Les différents camps correspondent en grande partie aux partisans et aux opposants de l’hypothèse principale sur les mécanismes de la maladie, celle de la cascade amyloïde, décrite en 1992 par John Hardy dans un article fondateur. Elle propose que la présence de plaques de protéines amyloïdes, une constante dans le cerveau des patients, ne soit pas seulement un élément parmi d’autres, mais le facteur qui déclenche le reste de la maladie. Cependant, comme la majorité des médicaments développés au fil des décennies, Leqembi et Kisunla s’attaquent à ces plaques amyloïdes.
La pression des familles
Ce contexte explique en partie la virulence de certains détracteurs qui rappellent combien de traitements antérieurs étaient défendus, malgré leur inefficacité évidente, par des médecins et des associations. En France, plusieurs d’entre eux ont finalement été déremboursés en 2018. « Pourquoi des sociétés savantes ont-elles soutenu des médicaments qui n’avaient aucun intérêt ? », s’interroge le pharmacien Christian Guy-Coichard, à la tête du Formindep, un organisme de surveillance des conflits d’intérêts. Il y voit une trop grande proximité entre chercheurs, associations et groupes pharmaceutiques.
Interrogée, la principale association française, France Alzheimer, a insisté sur la très faible part de son financement provenant directement de Biogen/Eisai ou Eli Lilly, et a plutôt évoqué la pression des familles. « Ils ne comprennent pas (la décision de l’UE), ils nous disent : Mais avez-vous réagi ? », explique Benoît Durand, directeur adjoint de l’association, craignant aussi que les laboratoires se désintéressent de la recherche anti-Alzheimer. Pourtant, au sein même de l’industrie pharmaceutique, certains acteurs admettent que le passé n’inspire pas forcément confiance. Un médecin qui travaille pour Eli Lilly accuse Biogen d’avoir survendu un précédent traitement, l’Aduhelm, approuvé de manière controversée aux Etats-Unis en 2021 avant d’être retiré du marché.