TotalEnergies pourrait se retrouver sur le banc des accusés. Mais cette fois au pénal, et – c’est une première – en compagnie de ses actionnaires. Mardi 21 mai, huit victimes du changement climatique et trois organisations non gouvernementales (Bloom, Alliance SantéPlanénaire et le mexicain Nuestro Futuro) ont déposé plainte auprès du tribunal judiciaire de Paris.
Ils accusent les dirigeants et actionnaires de la major pétrolière française d’avoir commis plusieurs délits pénaux et environnementaux : mise en danger de la vie d’autrui, homicides involontaires, abstentions de lutter contre une catastrophe et atteintes à la biodiversité. Tous sont passibles d’au moins un an de prison et de plusieurs dizaines de milliers d’euros d’amende.
L’idée de lancer une telle procédure contre la multinationale, déjà empêtrée dans une dizaine de dossiers judiciaires, est née il y a un an et demi. « L’effondrement climatique détruit le mondeexplique à Reporterre Hadrien Goux, responsable de la campagne énergies fossiles chez Bloom. L’urgence de la situation justifie d’utiliser tous les moyens légaux pour tenter de mettre hors d’état de nuire les plus gros pollueurs comme TotalEnergies. »
Une stratégie destructrice et assumée
Depuis sa création en 1924, la multinationale a émis pas moins de 15 milliards de tonnes de dioxyde de carbone dans l’atmosphère, ce qui en fait l’un des principaux responsables du changement climatique. La major pétrolière se classe parmi les vingt principaux émetteurs de gaz à effet de serre de l’histoire de l’humanité ; en cent ans, les émissions des énergies fossiles qu’il produit ont autant perturbé le climat que celles des 120 pays les moins polluants.
Les dirigeants de TotalEnergies sont conscients depuis plus de cinquante ans des conséquences catastrophiques de leurs activités. « Ils ont choisi de persévérer, sachant pertinemment que cela mettrait les gens en danger. », dénonce Hadrien Goux. Depuis la publication en 2021 du rapport Net Zero 2050 de l’Agence internationale de l’énergie (AIE), expliquant qu’il fallait arrêter tous les nouveaux projets pétroliers et gaziers pour rester sous le seuil de 1,5°C de réchauffement, la multinationale a lancé pas moins de soixante-huit projets fossiles, selon une enquête du Reporterre. En avril, devant les sénateurs, son PDG Patrick Pouyanné assume cette stratégie expansionniste, et rejette la faute sur les consommateurs finaux.
« Le choix du profit, au détriment de la vie des autres »
Les actionnaires de TotalEnergies ne sont pas moins coupables. Lors de l’Assemblée générale de 2023, l’organisation actionnariale militante Follow This a proposé d’aligner les objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre de la multinationale sur ceux de l’Accord de Paris. 70 % des actionnaires ont rejeté cette résolution, jugée « contraire aux intérêts du groupe, de ses actionnaires et de ses clients ». « TotalEnergies n’est pas qu’une simple personne moraleinsiste Hadrien Goux. Derrière lui, des gens guident sa stratégie et choisissent cyniquement le profit, au détriment de la vie des autres. »
Des victimes en ruine
Parmi ceux-ci « les autres gens », voilà Betty. Le sexagénaire vivait à Saint-Martin-Vésubie (Alpes-Maritimes), dans une maison entourée d’arbres, au pied d’une rivière. Les 2 et 3 octobre 2020, la violente tempête extratropicale Alex, attribuée au changement climatique, frappe son village. La jolie rivière s’est transformée en un monstrueux torrent de rochers, de rondins et de boue, emportant dans son sillage Betty et sa maison. Le corps de cette mère de deux enfants n’a été retrouvé que treize jours plus tard, « enterré six pieds sous terre »après que les loups rôdaient, raconte sa fille Élisa.
« Cela m’a beaucoup affecté », confie la trentenaire, qui s’est jointe à la plainte contre TotalEnergies aux côtés de son frère William. Lorsque la tempête a tué sa mère, la jeune femme venait de donner naissance à son deuxième enfant. « J’ai vécu la vie et la mort mélangées au même moment. » Accepter que sa mère soit décédée dans de telles circonstances est aussi « très compliqué ». « Nous n’imaginons pas que le changement climatique puisse nous affecter. Nous pensons que cela se passe à l’autre bout du monde, pas dans un petit village du sud de la France. Mais il nous rattrape, de plus en plus vite chaque année. »
Six autres personnes, originaires du Pakistan, de Grèce, de Belgique, d’Australie, du Zimbabwe et des Philippines, se sont jointes aux débats. Khanzadi, un Pakistanais de 25 ans, a été témoin de la mort de sa sœur en 2022 à cause d’une mousson extrême attribuée au changement climatique ; Benjamin, 17 ans, n’a pas réussi à sauver son amie Rosa, emportée sous ses yeux par les inondations qui ont submergé l’Europe du Nord à l’été 2021. ; Jane, 65 ans, a dû évacuer son domicile, ravagé par les méga-incendies qui ont fait rage en Australie d’octobre 2019 à février 2020.
Bientôt des millions de plaintes ?
Les huit plaignants ne représentent qu’une infime partie des victimes du changement climatique, souligne Hadrien Goux. Au cours de la dernière année, Bloom a pu interagir avec une cinquantaine de personnes. « Beaucoup n’ont pas pu être représentés dans cette plainte, soit parce qu’il existe un délai de prescription, soit parce qu’il n’existe pas d’étude d’attribution sur les événements extrêmes dont ils ont souffert. C’est particulièrement le cas dans les pays du Sud, en raison du manque de données météorologiques et historiques. » Le défenseur souligne également la crainte de représailles judiciaires : « TotalEnergies dispose d’énormes outils diplomatiques dans certains pays. Certains n’ont pas voulu s’impliquer pour ne pas prendre de risques. »
Avec cette procédure, les plaignants espèrent enfin mettre les têtes pensantes de TotalEnergies face à leur responsabilité pénale. La date du dépôt de la plainte n’a pas été choisie au hasard. L’assemblée générale du groupe aura lieu trois jours plus tard, le 24 mai. « On leur dit droit dans les yeux : « Faites attention à ce que vous votez : vous êtes pénalement responsable » », explique Hadrien Goux. Les sanctions encourues doivent inciter à la prudence : l’homicide involontaire peut valoir 3 à 5 ans d’emprisonnement, et une amende comprise entre 45 000 et 75 000 euros. ; une atteinte à la biodiversité, trois ans d’emprisonnement et une amende pouvant aller jusqu’à 150 000 euros.
Il appartiendra au procureur de la République de classer la plainte ou d’ouvrir une information judiciaire. Dans le premier cas, les plaignants pourront déposer une plainte avec constitution de partie civile et saisir directement un juge d’instruction. Dans le second, au terme de l’information judiciaire – qui pourrait durer jusqu’à un an – un procès pourrait avoir lieu. Ce serait une première dans l’histoire des poursuites pénales contre les compagnies pétrolières. « Ce type d’action devrait être accru dans tous les pays où il existe des majors », pense Hadrien Goux. Le chargé de plaidoyer espère que cette procédure suscitera une prise de conscience collective internationale : « Des millions de personnes pourraient potentiellement porter plainte contre TotalEnergies. »