Déficit record, explosion de la dette… Pourquoi, contrairement à la France, l’Amérique ne se soucie pas de l’état de ses finances publiques
Culture américaine de la dette, hégémonie du dollar mais surtout dépenses publiques qui ciblent les investissements productifs plutôt que la protection sociale… Cela explique pourquoi l’état des finances publiques aux Etats-Unis, encore pire qu’en France, n’est pas préoccupant. .
Des déficits qui s’accentuent en raison de dépenses publiques incontrôlées et d’une politique de réduction d’impôts favorable aux entreprises. Un ratio dette/PIB des administrations qui a bondi de 14 points depuis le Covid et qui dépasse les 122 %. Le service de la dette qui deviendra le premier poste de dépense publique en 2024…
Nous ne sommes pas en France mais bel et bien aux Etats-Unis. Selon les projections du Congressional Budget Office (CBO) américain, le déficit fédéral devrait atteindre 7% du PIB cette année (près d’un point de plus qu’en France). La dette publique brute (les dettes de toutes les agences gouvernementales) est à nouveau en hausse après la fièvre de la crise sanitaire. En s’établissant à 122,3% du PIB fin 2023, il dépasse même son niveau de 1946 (119%) après cinq années de guerre mondiale.
Son montant a atteint 34,500 milliards de dollars, soit six fois son montant brut de l’année 2000 et plus de 10 fois celui de l’année 1990.
Un niveau qui pèse sur les comptes publics de la nation puisque le service de la dette (paiement des intérêts) devrait atteindre 870 milliards de dollars pour l’année en cours, soit 20 milliards de plus que le budget consacré à la défense.
« Dans les projections du CBO (à politique inchangée), le déficit budgétaire n’est pas censé être réduit principalement en raison de l’augmentation des dépenses de santé (passant de 5,6% à 6,7% au cours de la prochaine décennie) et des charges d’intérêt sur la dette (de 3,1% à 3,9%) Le taux d’endettement augmenterait, à 116% en 2034, 139% en 2044, 166% en 2054 », rappelle dans une note. Bruno Cavalier, économiste chez Oddo.
Une trajectoire insoutenable
Une situation qui devrait mettre le pays en ébullition et être au centre du débat politique entre les deux candidats à la Maison Blanche. Ce qui n’est absolument pas le cas.
Si l’économie est au cœur de la campagne comme à chaque élection depuis au moins 1992 et que le fameux slogan « C’est l’économie, idiot » de Bill Clinton, ce n’est pas de finances publiques dont nous parlons. Difficultés de logement, coût de la vie, inflation, emploi, taux d’intérêt, attractivité, réindustrialisation, concurrence chinoise… Voilà ce qui préoccupe les Américains et les questions qui sont posées aux candidats.
« La trajectoire de la dette décrite par le CBO n’est pas soutenable, tout le monde le sait, mais aucun des deux candidats ne fait de la réduction des déficits budgétaires une priorité, note Bruno Cavalier. Dans les deux cas, les mesures proposées risquent encore plus d’accroître le déficit. »
L’Américain moyen se moque donc de l’état des finances publiques qui est bien loin de son quotidien. Les candidats en campagne multiplient logiquement les promesses coûteuses avec des baisses d’impôts pour la classe moyenne.
Plus surprenant encore, les agences de notation ne semblent pas trop préoccupées par la situation. La dette américaine a certes perdu sa note triple A chez Fitch en 2023, mais elle a conservé la note maximale chez Moody’s et S&P.
Quand en France, la question budgétaire devient une cause nationale majeure avec son Budget scruté, sa trajectoire de déficit sous observation et la propagation avec l’Allemagne une source d’inquiétude quotidienne, aux Etats-Unis les mêmes causes produisent des effets toutes autres. Emmanuel Macron, qui a toujours privilégié l’activité et l’emploi à la stricte orthodoxie budgétaire, dispose-t-il du logiciel économique américain ?
Une culture américaine de la dette
En tout état de cause, l’élément culturel ne peut être exclu. Avec une vision bien différente des deux côtés de l’Atlantique. Le contrôle des finances publiques est ainsi un point clé du traité de Maastricht avec la fameuse règle des 3% du PIB inscrite dans le texte alors que rien de tel n’existe dans la législation américaine.
« Il y a une habitude de gérer l’endettement aux Etats-Unis, les ménages américains sont bien plus endettés qu’en Europe, le crédit à la consommation fait partie de leur quotidien alors qu’en France il est quasi inexistant, constate Philippe Crevel du cabinet d’études Lorello. Ecodata et directeur du Savings Circle Le pays privilégie la croissance et l’emploi qui font également partie des objectifs de la Fed, ce qui n’est pas le cas en Europe. avec le BCE. »
Des réticences françaises et européennes face à l’audace et à l’optimisme américain ? Si la question culturelle fait partie de l’équation, elle n’est pas le seul terme.
« L’élément historique est également important, estime Christopher Dembik, stratège chez Pictet Asset Management. Les États-Unis ont toujours réussi, au cours de leur histoire, à réduire rapidement leurs déficits. Cela a été systématique après les conflits mondiaux qui ont vu les dépenses militaires exploser. »
Bonnes et mauvaises dettes
Mais l’explication fondamentale concerne la nature même de la dette américaine. Une grande partie de la dette publique mondiale ne se trouve pas sur les marchés. Le système fédéral permet aux États de racheter de la dette les uns aux autres, alors que dans la zone euro, cela ne se fait que de manière temporaire, lors de programmes temporaires de dette. assouplissement quantitatif.
« Une part importante est détenue par le gouvernement lui-même, notamment à travers le Fonds de garantie de la sécurité sociale », explique dans une tribune Barry Eichengreen, professeur d’économie et de sciences politiques à l’université. de Californie à Berkeley. Les intérêts payés par le Trésor sur cette part représentent les revenus d’intérêts du Fonds de garantie : l’État ne se paie des intérêts qu’à lui-même.
La dette publique, c’est-à-dire sur les marchés, ne représente « que » 99 % du PIB. Un niveau déjà inférieur à celui de nombreux pays européens, dont la France.
Surtout, cette dette libellée en dollars est un produit très demandé partout dans le monde. Les obligations du Trésor américain sont considérées comme des actifs sans risque appréciés des marchés et des gouvernements. Par exemple, la Chine détient 1 150 milliards de dollars de dette américaine, ce qui en fait le plus grand créancier des États-Unis.
« Le dollar représente 60% des monnaies de réserve mondiales quand l’euro n’en représente que 20% et la France qu’une partie de ces 20% », indique Philippe Crevel.
Les entrées de capitaux à long terme aux États-Unis représentent 6 % du PIB, un niveau plus ou moins équivalent au déficit public fédéral.
Un avantage exorbitant qui est avant tout la conséquence d’une économie bien plus dynamique. C’est l’autre grande différence avec l’Europe. Depuis 2022, la croissance américaine est en moyenne de 2,8% par an, tandis qu’en France – loin d’être la moins performante de la zone euro – elle culmine à 1,5% par an sur cette même période.
Un déficit créateur de croissance
« Le déficit public américain permet des gains de productivité de 3 % par an, ce qui est vraiment massif, quand en France on est à -1 %, résume Christopher Dembik. Il y a le bon et le mauvais déficit. Les politiques publiques américaines ciblent des secteurs d’activité dynamiques, favorisant la délocalisation des industries, des semi-conducteurs par exemple. En France, nous sommes sur les dépenses de fonctionnement ou la sauvegarde du pouvoir d’achat.
Aux États-Unis, l’Inflation Reduction Act (IRA), à l’origine du creusement des déficits, représente un investissement en crédits d’impôt estimé à 428 milliards de dollars d’ici 2033 selon le CBO. Mais ce sacrifice financier devrait se traduire par 3 000 milliards de dollars d’investissements privés et publics au cours des dix prochaines années. Des sommes colossales qui se traduisent déjà par un spectaculaire mouvement de réindustrialisation. Méga-usines de batteries de groupes coréens ou japonais, extensions de sites de production de véhicules électriques comme ceux de Volkswagen, multitude de projets de fabricants de panneaux solaires… Chaque dollar de déficit produit des effets positifs sur la croissance et l’emploi.
En fait, les dépenses publiques en France sont bien moins productives. En 2022, les dépenses publiques sociales (vieillesse, santé, famille, chômage, pauvreté-exclusion…) représentaient 31,6 % du PIB (elles étaient 18 % en 1973) contre seulement 18,5 % aux États-Unis selon l’OCDE.