Décès de Didier Roustan, le foot hors des lignes – Libération
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Décès de Didier Roustan, le foot hors des lignes – Libération

Décès de Didier Roustan, le foot hors des lignes – Libération

La scène remonte à sept ou huit ans, sur le tournage d’une émission de télévision L’équipe du soir que l’auteur de ces lignes avait partagé avec le journaliste Didier Roustan. Un chroniqueur venait de sortir un article sur une contravention, sans rapport (ou éloigné) avec les sujets sportifs de la soirée. Les gens s’assoupissaient un peu. Roustan prit alors la parole : « C’est comme moi : j’ai vécu avec une prostituée pendant deux ans. » Choc général. « Eh bien, oui. Tu sais quoi ? Je devais faire attention à ne jamais laisser mes affaires chez elle, pas même une brosse à dents. Sinon, tu aurais pu être condamnée pour proxénétisme. »

Didier Roustan est décédé mercredi à l’âge de 66 ans. Il a travaillé pour toutes les plus grandes chaînes : TF1 où il a débuté un stage à 18 ans, France 2, Canal +, l’Equipe TV. Et partout, pendant plus de quatre décennies, il a fait vivre au cœur même des médias grand publicdont l’expression était parfois contrainte par l’achat de droits et la nécessité de les promouvoir, les deux dernières choses que peut se permettre d’habiter un journaliste soucieux de faire carrière dans le confort des « grandes maisons » : la marge et la digression.

Pas de temps à perdre

La marge parce qu’il avait l’idée que le peu de vérité qu’on peut encore arracher à un football écrasé par le poids du storytelling et de la communication officielle de ceux qui encadrent les joueurs (Roustan les mettait toujours de côté) est quelque part à côté, qu’elle n’était pas donnée à voir et à entendre. Et qu’il fallait aller la chercher à tout prix.

La digression parce que c’était sa liberté, en plus du moyen de la tester. Nous avons plaisanté avec lui plus tôt sur ses vidéos incroyables de près d’une heure et demie postées sur le site de L’équipequelque part entre les discours de politique générale de Fidel Castro et la longue dérive d’un bateau dont il aurait coupé les amarres en se regardant dériver. « J’ai compris après quarante minutes, il a répondu sans cligner des yeux. Et les gens peuvent écouter ça pendant qu’ils cuisinent. La prostituée et la brosse à dents étaient censées réveiller le plateau. À maintes reprises, on le sentait physiquement se crisper lorsque les débats empruntaient des chemins mille fois battus. Il n’avait pas de temps à perdre. Et les spectateurs non plus.

Espace de liberté sans précédent

A l’approche de la Coupe du monde 2006 qui s’est terminée par un coup de tête de Zinedine Zidane qui ne lui a pas déplu, et qu’il ne se serait de toute façon jamais permis de juger, Libérer avait décrit son parcours professionnel comme suit : « Une succession de chutes libératrices. » Né au Congo d’une mère martiniquaise journaliste à l’AFP et d’un père cadre dans une institution financière internationale, il découvre la France et Cannes à l’âge de 3 ans. Ses grands-parents s’occupent ensuite de lui. Excellent défenseur, il s’entraîne avec les pros de l’AS Cannes à 16 ans mais est licencié pour s’être rebellé contre une remarque d’un entraîneur. « Un ami m’a dit un jour que j’étais un révolutionnaire, soutiendra-t-il Libération. Parce que dans ce mot, il y a « rêve », « évolution » et « air ». Et j’ai besoin d’air. Il se donne un bon rôle. Les témoins de l’époque se souviennent non seulement d’un défenseur coriace, mais aussi méchant. Le contraire des artistes du ballon rond que Didier Roustan défendra toute sa vie, leur permettant beaucoup de choses tout en considérant sévèrement (« Comment s’appelle-t-il, tu m’as dit ? ») ceux qui étaient dotés de moins de talent. Faute de métier, il envisagea de devenir pêcheur car il gagnait ainsi de l’argent de poche l’été. Sa mère lui trouva un stage de trois mois chez TF1, où il resta treize ans et demi.

Dans son autobiographie parue l’an dernier (1), Roustan raconte de nombreuses anecdotes sur cette période qu’il considérait comme bénie. Mais il oublie celle-là. Arrivé en retard le jour d’un duplex avant un match parce qu’il a passé l’après-midi avec une fille dans un hôtel, il demande à son jeune collègue, qui l’attend depuis deux bonnes heures : « Souviens-toi de ce que je vais faire. » Et Didier Roustan a appelé la direction de la chaîne pour leur adresser un sévère avertissement : « Vos transmissions sont pourries, j’essaie de vous joindre depuis deux heures, vous ne me ferez plus jamais ça », etc. Avant de raccrocher, royal : « Et c’est ça le travail. »

Cela veut dire qu’il avait trouvé dans le journalisme sportif un espace de liberté sans pareil. Sans frontières puisque les joueurs viennent de partout, passionnant car le football met le monde entier en transe, suffisamment détendu aussi (« C’est juste du football » façon de dire non pas qu’il est moins important qu’autre chose, mais qu’on raisonne à côté, à une autre échelle), toujours à l’échelle humaine. Et plus récent que d’autres domaines comme le cinéma ou la politique, c’est-à-dire plus facile à « habiter » intellectuellement. Quand on se souvient de l’époque où Thierry Roland était la voix du football sur TF1, c’est peu dire que Roustan a élargi les perspectives. Pourtant, le patriotisme sportif décomplexé du premier a eu la vie dure. Et un Roustan qui a fourni la bande-son des cinq buts marqués par les Bleus face à la sélection belge lors de l’Euro 1984 avec Baiana entièrement féminine de Gilberto Gil, sans le moindre commentaire ci-dessus (!), n’a pas beaucoup de poids aux yeux de la chaîne Bouygues.

Un siège à sa mesure à l’Equipe TV

Cependant, nous avouons être nés pour le football, ou plutôt pour sa consommation télévisuelle pendant ces minutes. Quelque part dans les notes de Baiana entièrement fémininePlacé sur un stade de la Beaujoire (France-Belgique avait lieu à Nantes) baigné de lumière où le décor, la musique et les attitudes de Luis Fernandez ou de Michel Platini formaient un tout organique, parfaitement ordonné, exprimant l’euphorie et la joie. Et cette promesse d’éternité liée à l’enfance et au jeu. Une aspiration suffisante pour éclairer la vie d’un homme, fût-il simple téléspectateur. En 1989, Didier Roustan est débauché par Canal + et par son directeur sportif Charles Biétry, qui lui promet de partager le commentaire des matchs avec Michel Denisot.

Il ne tiendra pas parole. Et Didier Roustan, après un passage sur France 2, suit son chemin : la politisation du sport par la création d’un syndicat de joueurs, éternels délaissés par un système qui berce leur conscience sous des montagnes de dollars. Il sera reçu par Diego Maradona ou Gheorghe Hagi, tapera sur les épaules des sommités de l’époque mais sortira rincé après cinq ans à écumer la planète, faisant souvent la navette entre l’Europe et une Amérique du Sud qu’il considérait comme le berceau du jeu, parce que l’Uruguay (quatre titres de champion du monde si l’on compte les deux titres olympiques à l’aube du XXe siècle), parce que Pelé, parce que Diego Maradona. Roustan s’épanchera longuement sur les peaux de banane glissées en sous-main par les autorités et les clubs (« Le pot d’argile contre le pot de fer »), Ses détracteurs lui reprocheront une utilisation opaque des fonds collectés et il repartira de zéro ou presque, enchaînant des piges sur TV5 Monde, Loto Foot ou TPS, modestes points d’atterrissage à l’échelle de l’homme. En 1999, L’Equipe TV lui donnera une base qui lui convient. Elle consistera, pour faire court, à le laisser vivre.

Paradis perdu

Outre les interminables digressions filmées et les étranges quizz filmés dans son salon au milieu d’un désordre indescriptible, ce sont les émissions de débats qui laisseront les traces les plus durables. Par un axe simple, quoique contre-intuitif : dans le football, tout le monde ment. Et le résultat ment aussi. Beaucoup ont voulu voir midi à leur porte et le romantique. Ils se sont trompés. C’est plutôt la froideur mécanique non pas du football, qui ne change pas grand-chose, mais de ce que ceux qui le contrôlent ont décidé d’en faire, qu’il faut combattre, sans la renier en se réfugiant dans quelque paradis perdu nostalgique.

Didier Roustan n’en a jamais cessé. Dans ce registre, il n’a pas beaucoup aimé le premier titre mondial remporté par les Bleus en 1998, à ses yeux une incroyable conjonction de planètes entre un latéral droit (Lilian Thuram) qui a marqué les deux seuls buts de sa carrière française en demi-finale contre les Croates, un meneur de jeu (Zinédine Zidane) qui a été hors cadre tout au long du tournoi et qui a subitement inscrit deux buts de la tête en finale alors qu’il n’avait jamais tenté de marquer comme ça auparavant, et l’arrêt cardiaque qui a frappé le meilleur joueur de la planète (l’attaquant brésilien Ronaldo) l’après-midi de la finale. Pour en avoir discuté avec lui, on sait que ce n’est pas le côté un peu terne de l’expression collective et technique de l’équipe d’Aimé Jacquet qui lui a posé problème, mais ce qu’on en a fait ensuite. Un appauvrissement généralisé autour de l’idée qu’une compétition se gagne en défense. Les débats à venir tués dans l’œuf sur l’autel du succès. Le côté effrayant de la déification des joueurs (et il en connaissait dans les coins) qui, selon lui, avaient aussi eu le mérite d’être au bon endroit au bon moment.

Sans doute, le changement de paradigme du football français – des perdants romantiques aux machines à enchaîner les succès répétés – lui a mis dans la tête que le temps passait, le sien et celui des autres. Son improbable collection de maillots, à commencer par celui d’Argentinos Junior qu’il préférait par-dessus tout, lui aura au moins permis de le ralentir un peu. Et de replacer le curseur du jeu au point d’origine : ce n’est jamais le football d’autrefois dont on est nostalgique, mais notre enfance que l’on regrette.

(1) Didier Roustan, PuzzleÉditions Marabout, 2023, 432 pp., 19,90 €.

Mise à jour à 18h17 avec le papier de Grégory Schneider.

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