Disparue dans la nuit du 22 au 23 août, à l’âge de 82 ans, la « pasionaria rouge » laisse derrière elle une œuvre underground, à redécouvrir, car elle symbolise l’idéal d’un art qui refuse les facilités et les automatismes de la production musicale française. Souvenirs d’un artiste pour qui anarchisme et avant-gardisme n’ont jamais fait qu’un.
Catherine Ribeiro n’était pas du genre à s’étendre dans les médias. La Lyonnaise, née de parents portugais, n’était pas non plus du genre à se confier. En 2014, lorsque je l’ai contactée pour les besoins d’un livre (Il y a des années où l’on n’a envie de rien faire : 1967-1981, chansons expérimentales), elle me répondit ainsi, laconique et politique à la fois : « J’avais la tête pleine d’idéaux et je devais admettre qu’ils étaient libertaires. Libre et libertaire sans jamais accepter un clan plutôt qu’un autre. Éviter les déceptions à tout prix.«
Un test
Catherine Ribeiro a connu de nombreuses déceptions. Entre un viol à 21 ans, une mère autoritaire et le mépris total du grand public, les psychologues auraient de quoi creuser. Pourtant, toutes ces épreuves ont été pour elle l’occasion d’affirmer son style, d’élever, à sa manière profondément radicale, le niveau de la chanson française, et même de s’affranchir des effets de mode tout en captant avec brio l’air du temps, le souffle de la révolte.
Après avoir surfé sur la vague yé-yé au milieu des années 1960, au point d’apparaître sur la célèbre photo du siècle publiée en couverture du Salut les gars. Après avoir adapté les chansons de Bob Dylan en français (Quand le bateau arrive, C’est fini entre nousetc.) et Pete Seeger (Les cloches de la vallée), la Française s’est sabordée en plein vol à la fin de la même décennie et s’est mise en quête de nouvelles expressions, tant musicales que vocales. Fini les chansons folkloriques, Catherine Ribeiro rit, hurle, se lance dans des onomatopées et des soupirs sensuels, aborde des thèmes beaucoup plus sombres (comme l’histoire d’une tentative de suicide sur 15 août 1970) et évolue vers des sonorités à mi-chemin entre le psychédélisme et le prog-rock, entre la musique minimaliste et le jazz répétitif.
Déconstruire la chanson française
Catherine Ribeiro n’était pas du genre bavarde, mais chacun de ses albums, notamment les plus célèbres, ceux enregistrés avec Alpes (ex-2 Bis) entre 1969 et 1980, étaient une déclaration d’intention : laisser à l’art toute sa beauté, toute sa pureté. En 1972, un reportage de l’émission Pop 2 en témoigne : on y voit la Française et ses musiciens en pleine campagne, dans une ferme, en train de jouer Âme debout, Fou Et Paixtrois titres majeurs de son répertoire, tous portés du début à la fin par un rythme progressif, des textures psychédéliques et ces histoires racontées avec une voix lourde, imposante, toujours sur la brèche.
La discussion est technique, la recherche de sonorités nouvelles est évidente. On comprend alors qu’avec Patrice Moullet et les frères Lemoine, Catherine Ribeiro a réussi à mettre de l’électricité dans sa folk, qu’elle ambitionne désormais d’y ajouter des cordes et qu’elle a bel et bien fini par accepter l’étrangeté de ses chansons. « En ce qui concerne la musique pop, en France, je trouve que les paroles sont généralement médiocres, dit-elle, sa voix calme. Je ne veux pas dire que j’écris bien, ce n’est pas du tout ce que je veux dire. Je ne cherche pas à écrire de la poésie, à faire de la poésie. J’écris, tout simplement, parce qu’il faut que ce soit bien fait.
Une vie en marge
Catherine Ribeiro n’était pas du genre bavarde. Elle savait simplement quoi dire et comment le dire. Dans ses albums des années 1970, presque tous publiés chez Philips (à l’exception de N° 2au Disque Festival et (Libertés ?)sur Fontana), elle aborde des sujets éternels – la mort, le mal-être, les droits de l’homme, le manque d’amour – et a l’intelligence de le faire dans des pièces où se croisent le chant de Grace Slick (Jefferson Airplane), les structures évolutives de Pink Floyd et les envolées mélodiques d’un free jazz alors en pleine effervescence. « Je n’ai jamais été fan de jazz. »me confiait-elle, comme pour se détacher de tout rapprochement opportuniste, comme pour garder le contrôle de sa musique quoi qu’il arrive.
Contemporaine de Colette Magny et de Brigitte Fontaine, Catherine Ribeiro avait aussi choisi d’évoluer en marge. Elle était à l’aise avec les perdants magnifiques, consciente d’être la voix, même involontaire, de ceux qui restaient, incapable de jurer fidélité à quoi que ce soit, sinon à sa poésie noire, si tourmentée et pourtant traversée ici et là par des échos optimistes : « Âme debout/Qui ne respirera pas/La confession de mon dernier souffle/Aie confiance en la vie »elle chante à la fin deÂme deboutl’un des sommets épiques de sa discographie.
Radicalisme politique
Catherine Ribeiro n’était pas du genre bavarde, mais elle était une observatrice lucide de son temps, omniprésente sur les différents piquets de grève des années 1960 et 1970, militant contre la guerre du Vietnam et pour la paix universelle, prenant position pour les prisonniers du Chili, participant à des concerts antifranquistes ainsi qu’à des mouvements pour la cause des femmes, dans lesquels elle est particulièrement active puisque, adolescente, des électrochocs lui ont été administrés par les médecins de l’asile psychiatrique dans lequel sa mère l’avait placée pour l’empêcher de voir le garçon qu’elle aimait. Plus radicale encore, elle est peut-être la première artiste française à composer un album entier en faveur de la cause écologique : Le rat stupide et l’homme de la campagneen 1974, toujours du côté des Alpes.
Il serait cependant injuste de résumer la carrière de la « pasionaria rouge » à cette collaboration, voire de la juger uniquement à sa radicalité. Aussi intransigeante soit-elle, la chanteuse aimait aussi les grands noms de la chanson francophone (Édith Piaf, Jacques Brel, Léo Ferré), dont elle a repris nombre de chansons au cours des années 1980, au point de monter divers spectacles autour de ces différentes reprises. Elle fut également faite chevalier de l’ordre des Arts et des Lettres (1985), signe d’une reconnaissance institutionnelle dont elle n’avait que trop peu de goût au cours des années 1968.
Promis à l’éternité
Catherine Ribeiro n’était pas du genre bavarde, mais elle avait une impertinence, une allure, belle et mystérieuse, qui nous donnait envie de l’écouter, que nous étions comme hypnotisés par sa présence. Ce n’est pas pour rien, finalement, si le monde du cinéma lui a fait des clins d’œil – Les Carabiniers de Godard (1963), Né par Jacques Richard (1975).
Ce n’est pas pour rien non plus qu’elle a rempli dans les années 1970 des salles prestigieuses comme l’Olympia ou Bobino, ou qu’elle a été programmée dans des festivals pour jouer devant plusieurs milliers de personnes. À commencer par la première édition du Printemps de Bourges en 1977, ou encore la Fête de l’Humanité, où elle s’est produite devant 120 000 spectateurs.
Ces dernières années, particulièrement affectée par les décès successifs de sa fille et de son mari, elle-même victime d’un AVC en 2020, Catherine Ribeiro est devenue de plus en plus discrète, muette. Peut-être se contentait-elle de vivre dans cette maison perdue au cœur de la forêt ardennaise, à la frontière franco-allemande. Peut-être tentait-elle de terminer enfin l’écriture de son roman autobiographique, annoncé en 2013. Peut-être à force de se répéter qu’elle était « un matériau inflammable »Elle avait finalement décidé que c’était une bonne idée de se retirer définitivement du monde. La seule certitude était que peu importe son silence, qui serait désormais éternel, les gens continueraient à l’écouter !