La France a bien failli perdre deux Le Pen en une journée. En déplacement, mardi matin, à Mayotte, la cheffe de file du Rassemblement national (RN) partait de Grande-Terre à bord d’une barge quand une autre embarcation est venue percuter la sienne. Elle «arrivait très très vite, c’était inévitable, ça a tapé assez fort», raconte la miraculée à la chaine Mayotte la 1ère, qui ajoute : «On a eu de la chance.» Marine Le Pen en sort indemne mais cinq blessés légers ont dû être transportés à l’hôpital. Quelques heures plus tard, autre secousse. En escale à Nairobi, sur le chemin du retour vers la métropole, la députée d’extrême droite apprend le décès de son père, Jean-Marie Le Pen, à l’âge de 96 ans… par la bouche de journalistes, qui l’accompagnent, et ont eux-mêmes découvert la nouvelle par une dépêche AFP. «C’était la stupeur dans les équipes», raconte l’un d’entre eux à France Info. C’est en fait Philippe Olivier, conseiller spécial de la leader frontiste et mari de Marie-Caroline Le Pen, resté à Paris, qui a transmis l’information à l’agence. Après avoir essuyé quelques larmes, l’ex candidate à la présidentielle s’est isolée à l’avant de l’avion, pour un vol de plus de huit heures. Aucune réaction de sa part n’est encore prévue.
La mort de celui qui dirigea pendant trente-neuf ans le Front national (FN), devenu Rassemblement national (RN) en 2018 après son exclusion, était aussi attendue que redoutée par ses légataires. Bénéficiaires de la sédimentation des thèmes lepénistes dans le débat politique tout autant que comptables de ses innombrables discours racistes, antisémites et homophobes, les cadres du parti d’extrême droite gargouillaient en général d’embarras au moment d’évoquer l’encombrant précurseur. Les uns tachaient de s’en sortir en bégayant des formules prêtes comme «Je n’aurais pas adhéré au RN du temps de Jean-Marie Le Pen», à l’instar de Sébastien Chenu ou de Jean-Philippe Tanguy, deux députés de premier plan, ralliés, l’un en 2014, l’autre en 2020. Les autres arguaient de leur jeune âge pour se laver des péchés du vieillard. «Je suis né en 1995 et vous me parlez d’un temps que je n’ai pas connu», se disculpait, en novembre 2023, Jordan Bardella, interrogé sur l’antisémitisme de Le Pen. «Je ne crois pas que Jean-Marie Le Pen était antisémite», finissait par déraper le jeune président du RN, préférant nier l’évidence malgré les multiples condamnations judiciaires de son prédécesseur sur le sujet plutôt que le renier… Il finira par admettre, quelques mois plus tard, que ses propos l’étaient «éminemment», antisémites. Le mieux, pour ne pas se prendre les pieds dans le tapis, étaient encore de ne pas en parler. Longtemps en couple avec la petite-fille Le Pen qu’il allait visiter à Montretout, le domaine de la famille où le patriarche ne vivait plus mais gardait ses bureaux, Bardella prétendait ne l’avoir jamais croisé, ni même cherché à le rencontrer. Ce que l’intéressé confirmait, volontiers marri.
La mort effaçant tout, même les scrupules, le patron du RN a, ce mardi, joué le jeu de l’oraison funèbre. «Engagé sous l’uniforme de l’armée française en Indochine et en Algérie, tribun du peuple à l’Assemblée nationale et au Parlement européen, il a toujours servi la France, défendu son identité et sa souveraineté», écrit-il sur X, tandis qu’il envoie un communiqué dithyrambique, préparé avec ses plumes, louant «un visionnaire, imposant dans le débat public les grands sujets qui structurent aujourd’hui la vie politique comme la démographie et son corollaire l’immigration, la mondialisation et le déclassement de la France, la souveraineté nationale et le risque de dilution dans l’Union européenne», portant aux nues «celui qui, dans les tempêtes, tint entre ses mains la petite flamme vacillante de la Nation française et qui, par une volonté et une ténacité sans limite, fit du mouvement national une famille politique autonome, puissante et libre», exaltant un «emblématique défenseur des peuples», «la voix puissante et chaude des « sans voix »» et «la stature gravée dans le granit». Du bout des lèvres le parti qui l’a exclu en 2015 reconnaît «un parlementaire certes indocile et parfois turbulent» qui «se plaisait parfois à être polémique», troublant écho aux mots du Premier ministre sur «polémiques qui étaient son arme préférée», même si l’euphémisme dit sans doute plus sur François Bayrou que sur l’examen de conscience du RN.
Un concert assez uniforme d’absoutes s’est élevé dans les rangs du parti d’extrême droite, Sébastien Chenu célébrant «un immense patriote, visionnaire», «une incarnation du courage», Jean-Philippe Tanguy chantant le «fils orphelin de pêcheur breton devenu tribun du peuple», «sa culture et une force de caractère qu’aucun de ses adversaires n’a jamais pu contester». Cet unanimisme posthume n’était pas imaginable de son vivant. Aux cinquante ans du FN, en 2022, son fondateur n’avait pas été invité, et son rôle dans la vie du parti minimisé. Depuis son hospitalisation en novembre dernier, une équipe de députés et de proches était chargée de plancher sur la réaction à apporter à l’évènement. Interrogé par Libé, l’un d’entre eux laissait transpirer son embarras quant à l’organisation des obsèques, et semblait préférer l’intimité d’une cérémonie à la Trinité-sur-Mer dans le Morbihan, à la pompe de funérailles publiques où le gratin mariniste risque de se mélanger au fond de cuve extrême droitier où barbotait le vieux diable au soir de son interminable vie. Encore récemment, en septembre dernier, Le Pen poussait la chansonnette à son domicile de Rueil-Malmaison en compagnie de nostalgiques du IIIe Reich, aussi avinés que dégarnis, venus s’inviter malicieusement l’avant-veille de l’ouverture du procès de sa fille. C’est à cette dernière, avec ses deux sœurs, que revient la décision du choix des obsèques. Son entourage dit pour l’instant n’en être pas informé.
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