Le monstre sacré du cinéma français, décédé dimanche à l’âge de 88 ans, a flirté avec le milieu pendant des années, jusqu’à se retrouver impliqué dans une affaire criminelle aux ramifications politiques.
« Je n’ai jamais joué de ma vie, je vis mes rôles. » Lorsqu’il a lancé cette formule au Festival de Cannes, avant de recevoir sa Palme d’or d’honneur en mai 2019, Alain Delon pensait-il plus spécifiquement à ses rôles de voyou ou de flic ? L’acteur, décédé dimanche à l’âge de 88 ans et qui sera inhumé samedi 24 août dans sa propriété de Douchy (Loiret), a incarné les deux à l’écran : un gangster traqué dans Le Samouraï de Jean-Pierre Melville (1967) ou inspecteur chevronné en Histoire de flic de Jacques Deray (1975). Si l’acteur confiait à Paris Matchen 2021, avoir « J’ai toujours préféré la police »il a reconnu avoir « j’ai eu de nombreuses relations avec le crime organisé ». Des liaisons dangereuses qui ont impliqué son nom dans une célèbre affaire criminelle devenue un scandale d’État : l’affaire Markovic.
Le 1er octobre 1968, le corps d’un homme est découvert par un ferrailleur dans une décharge publique d’Elancourt (Yvelines). Comme le raconte le journaliste Hervé Gattegno dans son livre Un cadavre sur la route de l’ElyséeL’enquête démarre lentement. La théorie du crime de rôdeur est privilégiée et les médecins légistes manquent presque la balle logée dans le cou de la victime. Elle provient d’un revolver Smith and Wesson, modèle 38 spécial, l’arme favorite des escrocs. Une fois le corps identifié, l’enquête s’accélère. Il s’agit de Stefan Markovic, un Yougoslave de 31 ans entré clandestinement en France à l’automne 1958. Dernière adresse connue : 22, avenue Messine, à Paris, chez Alain Delon. À 32 ans, l’acteur est déjà une star du cinéma français : il a 28 films à son actif, dont une douzaine de chefs-d’œuvre.
Les deux hommes se sont rencontrés à l’été 1963, sur le tournage du film La Tulipe Noire. Stefan Markovic a été présenté comme figurant par un compatriote, Milos Milosevic, alors secrétaire et garde du corps d’Alain Delon. L’acteur « apprécie la compagnie de ces immigrés serbes joyeux, libres et virils, souvent entourés de jolies filles, qui rient fort et trouvent toujours une table dans les restaurants à la mode. La plupart vivent de leur charme, ainsi que de petits vols »écrit Hervé Gattegno. Milos Milosevic est le premier de l’entourage de l’acteur à connaître un destin tragique. En 1966, il est retrouvé mort à Los Angeles aux côtés de sa maîtresse, l’actrice Barbara-Ann Thomason, épouse de l’acteur Mickey Rooney.
Stefan Markovic l’a remplacé au pied levé comme garde du corps d’Alain Delon. Ce joueur et petit escroc, qui a depuis obtenu le statut de réfugié politique, a suivi l’acteur comme son ombre. Au point de devenir sa doublure lumière sur les plateaux de tournage. Malgré ses séjours en prison pour bagarres et cambriolages, Stefan Markovic s’est également rapproché de Nathalie Delon, avec laquelle il a eu une brève liaison lorsque le couple s’est séparé. C’est donc tout naturellement que la police en charge de l’enquête sur son meurtre s’est tournée vers Alain Delon.
Ils viennent l’interroger dans la villa où il s’est installé à Saint-Tropez, lors du tournage de La piscineavec Romy Schneider. Trois jours auparavant, l’acteur avait joué la scène où il est interrogé par un enquêteur après la mort suspecte d’un des personnages du film. Hervé Gattegno, qui a eu accès à tous les procès-verbaux d’interrogatoire de l’affaire, est frappé par la « sang froid » avec laquelle Alain Delon répond aux enquêteurs, en réalité cette fois.
« Quand on lit ses interrogatoires, c’est passionnant. Il répond avec une économie de mots extraordinaire. C’est comme si Alain Delon avait déjà appris à répondre aux questions de la police en jouant le rôle du gangster ou du flic. »
Hervé Gattegno, journalisteà franceinfo
Devant la police puis le juge, Alain Delon assurera systématiquement qu’il n’a pas vu son garde du corps depuis le début du tournage du film dans le Sud. Mais dans son livre, le journaliste Hervé Gattegno énumère des éléments troublants, comme celui-ci « trou » dans la planification de La piscinequi lui dit « m’a parfaitement permis d’être à Paris le 22 septembre »le jour où Stefan Markovic a disparu. Ou cette carte postale postée le lendemain depuis la capitale et signée Alain Delon. L’intéressé soutient qu’il a « J’ai demandé à un associé de le publier pour lui ». Qui est associé « je ne m’en souviendrai pas » de ce service rendu. Autant de zones d’ombre qui ont donné à Hervé Gattegno « la conviction », Au terme de sa longue enquête sur l’affaire, l’acteur « n’a pas dit tout ce qu’il savait ».
Surtout, l’accès aux archives et aux carnets du juge d’instruction René Patard a permis à l’auteur de mettre la main sur une « témoignage très détaillé », n’a pas été inclus dans le dossier car il n’a pas été signé. Dans ce document, un témoin atteste que la vedette a bien « j’ai vu Stefan Markovic au mois d’août » parce que le garde du corps « a commencé à menacer et à vouloir faire chanter Alain Delon avec des documents compromettants ». UN « mobile » tout trouvé ? Un autre indice embarrassant pour l’acteur, comme il le rappelle de son côté Le monde : quelques jours avant sa disparition, le Yougoslave avait écrit des lettres inquiètes à son frère. S’il lui arrivait quelque chose, il faudrait se pencher sur « AD » et un certain « François Marcantoni, la Corse, un vrai gangster »C’est sur cet homme, proche d’Alain Delon, que se sont focalisées à l’époque les investigations.
« Monsieur François », ancien résistant gaulliste qui s’est fait un nom dans le Milieu, a rencontré l’acteur dans les nuits toulonnaises. Pourtant, un ami de Stefan Markovic affirme qu’il était censé jouer « une partie de cartes avec un homme nommé François Marcantoni » 22 septembre. Le Corse a-t-il agi pour le compte d’un commanditaire ? Après 52 heures d’interrogatoire, François Marcantoni a été poursuivi pour complicité de meurtre et envoyé derrière les barreaux.
Au même moment, une rumeur se répand à Paris. Stefan Markovic aurait été assassiné parce qu’il faisait chanter des célébrités photographiées lors de matchs sordides. Le 17 octobre 1968, le quotidien d’extrême droite Minute titre : « L’ami des stars a négocié très cher des photos compromettantes. » Le problème est la présence, lors des soirées échangistes, de « la femme d’un politicien ».
Peu à peu, la rumeur se met à circuler et le nom de Claude Pompidou, l’épouse de l’ancien Premier ministre, qui était en réserve pour la République depuis les événements de Mai 68, commence à circuler. Georges Pompidou est alors le favori pour succéder au général de Gaulle à la présidence. Selon Hervé Gattegno, ce dernier « dérivation » La politique est alimentée par une « un réseau comprenant des escrocs et des militants politiques ». L’objectif du premier, « dégage François Marcantoni »se joint à celle des autres, qui veulent nuire au candidat à l’Elysée. « A chaque fois que l’enquête semble avancer vers François Marcantoni et donc Alain Delon, la rumeur repart dans l’autre sens vers Madame Pompidou et les beaux partis »observe le journaliste. François Mercantoni bénéficiera finalement d’un licenciement huit ans plus tard, en 1976.
L’affaire n’a pas coûté son élection à Georges Pompidou. Mais comme en témoignent ses mémoires, elle a détruit la confiance entre le nouveau président et son prédécesseur, le général de Gaulle. Comme le rapporte l’émission « Affaires sensibles » sur France Inter, elle a aussi donné lieu à un grand ménage au sein des services secrets (SDECE, ex-DGSE), qui ont œuvré dans l’ombre pour mettre la main sur ces fameuses photos, dont l’existence n’a jamais été prouvée.
Alain Delon, de son côté, continue d’enchaîner les rôles et les succès avec Le Clan des Siciliens, Borsalino, Le Cercle Rouge, Monsieur Klein…Avec l’affaire Markovic, il rejoint cette catégorie de stars dont la vie mouvementée et la personnalité énigmatique fascinent autant que leur talent.
« Cette affaire ne lui a pas porté préjudice, au contraire. Il était déjà une immense star ; après l’affaire Markovic, il est devenu une légende et même une légende noire. »
Hervé Gattegno, journalisteà franceinfo
Quant à la vérité judiciaire dans cette affaire criminelle, qui reste sans coupable, « Nous devons admettre modestementnote Hervé Gattegno, que nous n’irons jamais plus loin qu’un scénario »Un scénario digne d’un thriller, dans lequel Alain Delon aurait pu jouer le rôle principal.