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De jeunes Marocains séquestrés en Birmanie pour travailler de force dans des centres d’escroquerie en ligne

La ville de Myawaddy, centre névralgique de la criminalité numérique en Birmanie, le 11 avril 2024.

L’histoire dont parlent les journaux marocains depuis près de deux semaines est aussi étonnante qu’inquiétante. Près de 200 Marocains, hommes et femmes, auraient été détenus, certains depuis plusieurs mois, par des bandes criminelles en Birmanie. Selon un comité formé par les familles des victimes, le ministère marocain des Affaires étrangères a reçu à ce jour des informations faisant état de 158 cas de citoyens kidnappés.

Comment des Marocains, âgés de 20 à 30 ans, se sont-ils retrouvés, à l’autre bout du monde, aux mains de réseaux mafieux ? Le monde a pu s’entretenir avec deux anciens détenus de retour au Maroc ainsi qu’avec trois familles dont les membres sont toujours en captivité. Leurs témoignages, délivrés de manière anonyme, ont été expurgés de toute information susceptible de révéler l’identité des victimes. « Un Marocain a été torturé par ses gardes après avoir posté une vidéo sur Internet pour sensibiliser à sa situation »» confie un parent, effrayé à l’idée que le même traitement soit réservé à son enfant.

Les histoires et les informations auxquelles Le monde avaient accès tous les points au même mode de fonctionnement. Les victimes, étudiants ou salariés, sont contactées par des inconnus, également marocains, le plus souvent en ligne bien qu’il s’agisse d’un cas d’approche directe, via un  » voisin « a été signalé par une personne qui résidait alors en Europe.

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Le complice interroge rapidement son interlocuteur sur ses compétences commerciales ou informatiques, avant de lui proposer un emploi dans le e-commerce. Un poste serait disponible, explique-t-il, dans une entreprise en Thaïlande pour un salaire confortable, avec une prime. Afin de gagner la confiance des victimes, de faux entretiens préliminaires sont organisés à distance avec des responsables présumés sur place.

triades chinoises

Une fois l’offre acceptée, la personne est invitée à prendre un avion pour la Malaisie, pays qui ne nécessite pas de visa pour les ressortissants marocains. Le billet et l’hébergement à l’hôtel sont à la charge des fraudeurs. Tout est fait pour que la victime se sente dans les meilleures conditions. Elle est restée deux ou trois jours à Kuala Lumpur, sans rien débourser de sa poche, le temps d’établir son visa pour la Thaïlande. Le jour de son arrivée à Bangkok, une voiture avec chauffeur l’attend à la sortie de l’aéroport.

« L’homme qui conduisait m’a dit qu’il m’emmenait à la ville où j’allais travailler. J’étais épuisé, je me suis endormi. Quand je me suis réveillé, j’ai compris que je n’étais pas là où je devais être. », relate Karim (tous les prénoms ont été modifiés). En réalité, l’homme de 22 ans, auparavant employé aux Émirats arabes unis, ne se trouve plus en Thaïlande mais en Birmanie, dans l’État Karen.

La région, l’un des épicentres de la lutte armée entre les mouvements rebelles et la junte au pouvoir, abrite d’innombrables camps de travail spécialisés dans les escroqueries en ligne. S’étendant le long de la rivière Moei, qui marque la frontière avec la Thaïlande, ces complexes de cyberfraude sont pour la plupart sous le contrôle d’organisations mafieuses chinoises.

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Avant que son téléphone ne soit récupéré par ses geôliers, Karim a eu le temps de transmettre sa géolocalisation à ses parents. Les coordonnées mènent à une caserne à moins d’une heure de route au sud de Myawaddy, le centre névralgique de la criminalité numérique en Birmanie. L’association entre les triades chinoises et les rebelles birmans est connue. Près de Myawaddy, la zone de Shwe Kokko, financée en partie par des capitaux chinois, en est l’emblème. Mais depuis la pandémie de Covid-19 et la guerre entre la junte et les rebelles, les revenus de ses casinos et jeux clandestins se sont taris.

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En novembre 2023, le Digital Forensic Research Lab a signalé l’émergence, en provenance de Birmanie, de« une opération massive d’enlèvement et d’escroquerie » mondial. « Ces syndicats criminels ont répondu à l’instabilité de leur environnement et aux chocs successifs en utilisant le trafic de main d’œuvre pour escroquer les gens partout dans le monde et gagner des millions de dollars par an. »» a ajouté le laboratoire du groupe de réflexion américain Atlantic Council.

De nombreux Subsahariens

Selon les témoignages recueillis, les victimes marocaines auraient atteint la Thaïlande entre novembre 2023 et février 2024. Durant leur détention, elles disent avoir côtoyé des individus venus d’Asie du Sud-Est, de Chine, du Japon, de Russie, du Sri Lanka et du Tadjikistan, mais aussi Tunisie et Liban. Beaucoup de subsahariens aussi. « Les plus mal traités »raconte Karim, qui atteste avoir rencontré des personnes captives depuis un an.

Racontée par ceux qui y sont allées, la vie quotidienne dans ces « composés » s’avère être infernal. Les journées sans repos, du lundi au dimanche, se succèdent avec le même objectif : arnaquer le plus d’internautes possible. « Exclusivement des Américains »précise Mohamed, qui a vécu plus de trois mois dans un camp.

Cet ancien détenu, qui affirme avoir travaillé dix-sept heures par jour, détaille les instructions que lui donnaient ses geôliers. Equipé d’un ordinateur et d’un téléphone, il a dû approcher des cibles sur Facebook, Instagram, LinkedIn et Tinder avec l’aide de traducteurs en ligne. D’autres se sont par la suite chargés de prêter leur voix, parfois leur visage, modifié par l’intelligence artificielle, pour approfondir la discussion avec eux.

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« Pour cibler un homme, on a créé un faux profil de femme belle et riche, et vice versa »détaille Mohamed, qui indique avoir extorqué plusieurs centaines de milliers de dollars à des citoyens américains à la recherche d’une relation amoureuse ou d’une opportunité d’affaires. « Au début, j’ai refusé, mais les gardes m’ont attaché à une clôture et m’ont battu »Lâcha-t-il, des sanglots dans la voix.

Rencontré près de Casablanca, le parent d’une victime fait défiler sur son téléphone des photographies d’un garçon kidnappé, le visage blessé par une matraque électrique, une jambe meurtrie par des coups de bâton. « Deux femmes chinoises ont été tuées par les gardes alors que j’étais là-bas », accuse de son côté Karim, qui affirme avoir été battu et privé d’eau et de nourriture pendant plusieurs jours.

Un phénomène « récent »

L’Association marocaine des droits de l’Homme (AMDH), qui soutient les familles des victimes, assure que c’est la première fois qu’elle est confrontée à ce phénomène. « Jusqu’à présent, on parlait de jeunes sans diplôme et sans travail qui prennent la mer pour rejoindre l’Europe. Mais ici, la plupart sont des salariés, dont beaucoup ont fait des études universitaires. »s’alarme son secrétaire général, Taïb Madmad.

Pour quitter le camp où il était détenu, Mohamed raconte avoir dû payer 6 000 dollars (environ 5 550 euros) en cryptomonnaie. Des familles auraient fait de même pour récupérer leurs proches, mais d’autres rapportent qu’elles ne peuvent pas se permettre de telles sommes, qui représentent plus de vingt fois le salaire minimum au Maroc. Karim n’a rien payé. Sa libération a été facilitée par l’aide d’ONG locales. Selon le comité créé par les familles, sept citoyens marocains ont quitté les camps birmans ces derniers jours. Sous la protection des humanitaires, ils sont en route vers le Maroc.

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Largement commentée dans la presse marocaine, la situation de ces détenus a fait irruption au Parlement, où des questions écrites ont été adressées au ministre des Affaires étrangères, Nasser Bourita. Contacté par Le monde, ni la diplomatie marocaine ni l’ambassade de Chine à Rabat n’ont réagi. Celle de la Thaïlande se limite à déclarer que « L’ambassade du Maroc à Bangkok est déjà en contact avec les autorités thaïlandaises ». Le 3 mai, elle a reconnu dans un communiqué « le phénomène relativement récent » de « Les citoyens de divers pays africains, et pas seulement du Maroc, victimes des réseaux criminels internationaux dans les régions reculées de l’Asie du Sud-Est ».

De retour chez ses parents, Karim suit désormais un traitement psychiatrique. Il a encore du mal à témoigner, cherche ses mots, pleure par intermittence. Critiquant le manque de réaction des autorités marocaines, les familles des victimes ont annoncé qu’elles manifesteraient à Rabat, jeudi 16 mai, devant le ministère des Affaires étrangères et l’ambassade de Chine, avant de donner une conférence de presse.

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Gérard Truchon

An experienced journalist in internal and global political affairs, she tackles political issues from all sides
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