Dans le Gers, la frénésie de la coriandre, boostée par les subventions, sème la zizanie parmi les agriculteurs
Plusieurs centaines d’agriculteurs se sont lancés dans la culture de coriandre bio dans l’espoir de recevoir une aide européenne de la Politique agricole commune, pouvant aller jusqu’à 18 000 euros. Mais face à l’afflux de demandes et sans véritable débouché pour la filière, la préfecture a plafonné cette prime et ravivé la colère du secteur agricole.
Des champs de coriandre à perte de vue. Sur les coteaux du Gers, les fines tiges grisonnantes de cette plante aromatique font désormais partie du paysage. En 2024, plus de 11 000 hectares de coriandre bio ont été semés dans toute la région Occitanie, selon la préfecture, soit sept fois plus que l’année précédente. Et le Gers en est le moteur, avec plus de 7 500 hectares semés en un an. Alors d’où vient cet engouement soudain pour ces petites graines au goût légèrement citronné ?
« J’ai planté de la coriandre pour générer des revenus sans les aléas du marché ou du climat », Xavier Duffau le reconnaît d’emblée, debout au milieu de son champ dominant la vallée. C’est la première fois que l’agriculteur de 36 ans cultive cette plante aromatique sur son exploitation de 330 hectares, qui compte déjà du blé, du soja, du lin, des lentilles, des pois chiches et du tournesol. Le tout en bio.
« J’ai fait de la coriandre par nécessité et pour faciliter mes flux de trésorerie. »
Xavier Duffau, agriculteur dans le Gersà franceinfo
La même histoire se répète dans le nord du département. « J’ai décidé de planter de la coriandre car cela a été très compliqué pour ma ferme pendant trois ans. Nous avons subi une grosse chute l’année dernière à cause des insectes et du prix du blé bio qui s’est effondré », « C’est un vrai plaisir de voir que nous avons réussi à cultiver la coriandre », explique Philippe Moro, assis à côté d’un bol de graines de coriandre. Au début du printemps, l’agriculteur de 55 ans les a semées sur un peu plus de 17 hectares de son exploitation de 145 hectares. « C’était une opportunité »il reconnaît.
Cette opportunité se cache dans les petits caractères du catalogue des aides prévues par la Politique agricole commune (PAC) de l’UE depuis 2023. Une prime à la conversion à l’agriculture biologique prévoit une subvention pouvant aller jusqu’à 900 € par hectare pour certaines plantes à parfum, aromatiques et médicinales, comme la coriandre, en raison de leurs coûts de production élevés. Ce montant est près de trois fois supérieur à celui accordé pour les cultures annuelles, comme les céréales. Son plafond est fixé à 18 000 € par an et par exploitation en Occitanie, ou 20 hectares, selon un décret du 29 mars 2024.
En quelques mois, cette aide substantielle – qui n’est conditionnée à aucune obligation de production – se répand dans tout le département par le bouche à oreille. « Tout le monde nous disait d’y aller, assure Philippe Moro. Même les autorités agricoles ont insisté sur cette possibilité. La Chambre d’agriculture du Gers reconnaît avoir laissé faire.Les agriculteurs connaissent très bien la réglementation de la PAC et ils n’ont pas été freinés dans la production de coriandre »assume son président, Bernard Malabirade. Résultat : plus de 300 agriculteurs gersois se sont lancés dans cette nouvelle culture en 2024.
Sauf que cette frénésie cache un problème de taille. Toute cette coriandre, personne (ou presque) n’en veut. Le marché pour ces petites graines séchées, principalement utilisées entières ou moulues en cuisine, est très limité. Les agriculteurs sont les premiers à le reconnaître. « C’est une absurdité agricole, rapporte Guillaume Fauqué, président des Jeunes Agriculteurs du Gers. La plupart des hectares seront broyés car il n’y a pas de marché derrière eux. » Il n’est cependant pas question de jeter la pierre à ses collègues : « Ceux qui ont planté de la coriandre en ont profité parce qu’ils étaient en difficulté. C’était un refuge. »
Début septembre, alors que les graines sont prêtes à être récoltées, Xavier Duffau ne sait toujours pas ce qu’il va faire de sa production. « J’ai appelé les semenciers, mais ils m’ont dit qu’ils n’en voulaient pas. »regrette le trentenaire. « Nous allons devoir l’écraser », Clément Blanchard, ouvrier agricole dans la ferme de ses parents, se glisse dans la pièce.
Une situation absurde qui révolte certains agriculteurs locaux. « Pour notre profession, c’est une honte. Cela nous fait passer pour des opportunistes », Sylvie Colas, installée dans le Gers depuis quarante ans, s’indigne. En tant que secrétaire nationale de la Confédération paysanne, elle dénonce publiquement ce qu’elle considère comme « un détournement de fonds publics » OMS « déstabilise le secteur bio ».
« C’est une vision à très court terme. On perd tout notre bon sens paysan et un peu de notre âme en faisant ça. »
Sylvie Colas, secrétaire nationale de la Confédération Paysanneà franceinfo
L’agriculteur est d’autant plus mécontent que la coriandre n’a aucune valeur agricole, contrairement à d’autres cultures. « Si nous voulons enrichir le sol, nous plantons de la luzerne »explique le sexagénaire, dont l’exploitation est en bio depuis plus de trente ans. « C’est tout simplement de la non-production. Certains comptaient gagner plus d’argent en ne vendant pas de coriandre qu’en produisant du blé… »
La frénésie autour de la coriandre a également fait réagir les autorités. Pour cause : les demandes de subventions PAC formulées en 2024 pour cette culture ont atteint 45 millions d’euros en Occitanie, soit l’équivalent de l’enveloppe totale d’aides prévue pour toutes les conversions bio, toutes cultures confondues, selon la préfecture. Dans ce contexte, le préfet d’Occitanie a publié, le 19 août 2024, un arrêté (PDF) plafonnant le montant maximal de l’aide accordée pour la conversion à la coriandre bio à 2.700 euros par exploitation, soit trois hectares, contre 18.000 euros initialement prévus.
La décision a jeté un froid dans les exploitations agricoles du Gers. En plein été, la nouvelle est arrivée dans une conversation WhatsApp utilisée lors des manifestations des agriculteurs cet hiver dans la région. « En quelques secondes, le groupe a repris vie et les messages ont commencé à affluer. »se souvient Philippe Moro.Je n’arrivais pas à y croire. Ils ne peuvent pas nous faire ça !le fermier s’emporte, encore énervé par cette décision. « J’avais l’impression qu’on nous méprisait, qu’on nous manquait de respect. »ajoute Xavier Duffau.
« Nous ne sommes pas des voyous. Nous avons rempli notre part du contrat. C’est à eux de remplir la leur. »
Xavier Duffau, agriculteur dans le Gersà franceinfo
L’ancien président des Jeunes Agriculteurs du département faisait partie de ceux qui ont œuvré auprès des services de l’Etat suite à la mobilisation de début 2024. « Nous avions beaucoup travaillé ensemble et en une décision, le préfet a balayé tout ce travail », il respire, sans cacher son amertume.
Le timing de la décision préfectorale est particulièrement critiqué. « J’ai semé ma coriandre le 19 avril »explique Xavier Duffau en feuilletant son journal. « Décider cela le 19 août n’est pas possible. Nous ne pouvons pas changer la culture maintenant. » Les agriculteurs rencontrés ont également souligné qu’ils devaient déposer leurs demandes d’aides PAC avant fin mai 2024, soit bien avant la mise en place de ce nouveau plafond préfectoral. « On ne change pas les règles à la mi-temps du match, Philippe Moro fulmine. Il faut juste qu’ils fassent attention quand ils font des lois !
« Je peux comprendre que les gens trouvent cela une aberration, mais c’est une aberration de l’État ! »
Philippe Moro, agriculteur dans le Gersà franceinfo
Une critique inacceptable pour la préfecture d’Occitanie. « En mai, il s’agit d’une demande de subvention. Celle-ci n’est validée qu’après avoir été examinée par les services de l’État afin de vérifier qu’elle rentre dans l’enveloppe prévue »« Cela ne fait aucun doute, rappelle Olivier Rousset, directeur de la Direction régionale de l’alimentation, de l’agriculture et de la forêt (Draaf) Occitanie. Selon lui, ce mécanisme est bien connu des agriculteurs et s’applique à toutes les aides prévues, qui peuvent être réduites si la demande explose. » « Ce n’est pas un bar ouvert ! »dit-il, agacé.
Le bras de fer s’est engagé et pourrait se terminer devant les tribunaux. La chambre d’agriculture du Gers étudie la possibilité de déposer un recours contre l’arrêté préfectoral. « L’État doit tenir sa parole »insiste son président, Bernard Malabirade.
En attendant, les agriculteurs et leur coriandre se retrouvent avec un énorme trou dans leurs prévisions de revenus. Entre le coût des semences, du fumier, de la récolte, du tri et du transport, Philippe Moro a calculé que sa production lui avait coûté 8 700 euros pour 11,5 tonnes récoltées. Heureusement, il a réussi à trouver un acheteur. Mais il ne lui a payé que 6 670 euros pour sa production. L’agriculteur comptait en réalité sur la prime de la PAC pour s’assurer un revenu. Mais son plafond l’a finalement fait fondre de près de 13 000 euros.
Même désordre dans la ferme familiale de Clément Blanchard. « Nous avons des parcelles en conversion bio qui sont payées zéro »prévient l’agriculteur de 23 ans. Sur ses 20 hectares de coriandre, seuls trois seront finalement subventionnés. Et faute de production viable, les 17 autres ne lui rapporteront rien. Au total, 4 700 hectares en conversion bio dans le département ne recevront aucune subvention, selon la Chambre d’agriculture.
Devant ses machines agricoles, le jeune homme en chemise de bûcheron ne cache pas son inquiétude. Il pose la main sur sa gorge : « Nous sommes comme ça », souffle-t-il. Le Gersois ne sait pas s’il pourra reprendre sereinement la ferme de ses parents et se prépare déjà à trouver un autre emploi à côté. « Nous avons des fermes de plus en plus grandes et elles font vivre de moins en moins de personnes », il se lamente.
Une crise du modèle agricole, favorisée par les primes à l’hectare de la PAC, qui inquiète de nombreux agriculteurs. La porte-parole de la Confédération paysanne, Sylvie Colas, n’a cessé de pointer du doigt la « défauts » Et « injustice » de cette politique. « Il y a des niches, comme la coriandre, qui sont exploitées par certains, affirme cet infatigable militant du bio. Mais je leur dis : « Vous vous trompez de combat, défendez plutôt les prix ! »
francetvinfo