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Dans la tourmente, le projet ITER change sa feuille de route

Les ingénieurs d’ITER, le gigantesque projet international de réacteur de fusion nucléaire en construction dans le sud de la France, viennent de franchir une étape importante : les 19 énormes bobines de champ toroïdal qui serviront à confiner le plasma indispensable à la réaction sont désormais installées.

Mais une autre nouvelle, beaucoup moins encourageante cette fois, est également arrivée dans la foulée : L’échéance cruciale pour le premier plasma sera probablement officiellement repoussée de plusieurs années.

Un chemin de croix technique et réglementaire

Au tout début du programme, dans l’ancienne feuille de route de 2016, le consortium menant la construction avait fixé la date prévue du premier plasma à 2025. Mais il est clair depuis plusieurs années que cet objectif est désormais largement hors de portée. En effet, le programme a rencontré de très nombreux obstacles techniques et réglementaires.

La complexité sans précédent de cette machine extraordinaire représentait déjà un défi de taille. Mais les ingénieurs ont également dû jongler avec de nombreux éléments perturbateurs ne leur ont pas facilité la tâchecomme de graves problèmes de fabrication de certaines pièces et la pandémie de Covid-19 qui a complètement perturbé certaines chaînes d’approvisionnement.

Iter Cadarache
Le site de Cadarache, centre névralgique du programme ITER. © ITER Organization

Ils devaient également se conformer aux exigences très strictes de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN)Le régulateur français, qui surveille de près le chantier, a émis début 2022 des doutes sur la capacité du prototype à protéger efficacement les travailleurs des radiations à haute énergie générées par la réaction de fusion. Le consortium a donc dû procéder à des modifications substantielles, notamment l’ajout d’une nouvelle couche protectrice autour de l’enclave. Mais, outre la charge de travail supplémentaire, ces changements se sont révélés problématiques à d’autres niveaux. Par exemple, la masse supplémentaire du nouveau bouclier menaçait l’intégrité structurelle du socle en béton sur lequel repose le réacteur.

Par ailleurs, l’ASN est revenue à la charge un peu plus tard, exigeant cette fois des garanties que la chambre du réacteur ne contenait aucune fuite. En effet, selon le magazine ScienceLes experts de l’institution ont estimé que les parois du tokamak produites par un fabricant sud-coréen ne respectaient pas les normes de précision attendues. Selon la même source, les responsables d’ITER pensaient pouvoir compenser ces tolérances approximatives en modifiant les soudures, mais l’ASN ne l’a pas vu de cette oreille. Cette relation conflictuelle avec le régulateur français continue donc de peser lourdement sur le programme.

L’industrie frappe à la porte

Ces retards sont d’autant plus inquiétants dans le contexte actuel. Non seulement parce qu’ils génèrent une augmentation du coût prévisionnel déjà stratosphérique du projet (plus de 20 milliards d’euros de fonds publics au moment de la rédaction de ces lignes), mais aussi et surtout parce que la concurrence devient de plus en plus pressante.

Fusion générale
Le réacteur expérimental de General Fusion, une entreprise canadienne qui fait de grands progrès. © General Fusion

ITER n’a jamais été le seul projet de réacteur à fusion expérimental. Mais l’avance confortable dont il bénéficiait il y a quelques années (du moins sur le papier) a fondu comme neige au soleil. Entre-temps, de nombreuses entreprises privées très ambitieuses comme Helion ou General Fusion, pour n’en citer que deux, se sont engouffrées dans la brèche. Et nombre d’entre elles promettent aujourd’hui deparvenir à une production nette d’énergie avant qu’ITER ne sorte de sa torpeur, et ce à moindre coût, de surcroît.

Ces prévisions sont certes très ambitieuses et pas forcément réalistes. Mais elles obligeront en tout cas le consortium à redoubler d’efforts pour défendre la pertinence de ce projet pharaonique.

Une toute nouvelle feuille de route

Le personnel d’ITER a donc décidé de prendre le taureau par les cornes en rédigeant un toute nouvelle feuille de routequi a été présenté lors d’une conférence de presse le 3 juillet dernier. Il va maintenant être évalué par les parties prenantes. S’il est validé, ce qui semble fort probable, des changements majeurs seront entrepris.

Le premier point crucial est que La date du premier plasma serait repoussée à 2034Un retard certes prévisible, mais loin d’être idéal puisque les acteurs privés avancent de plus en plus vite.

Pour rester dans la course, le personnel d’ITER a donc opté pour une approche quelque peu différente. Elle consiste à pour arriver au premier plasma avec une machine plus complète et plus performante que prévu dans la feuille de route précédente, avec l’espoir que cela rendra le retard plus tolérable.

Bobine d'Iter
Les immenses bobines de champ toroïdal devront attendre près de dix ans encore avant de confiner leur premier plasma. © ITER Organization

Pour mettre les choses en contexte, l’ancien  » ligne de base  » avait une vision assez modeste du premier plasma. L’idée était simplement de réaliser un test très bref, à faible énergie, avec un  » valeur scientifique relativement minime  » . Une simple preuve de concept, en somme. Il aurait alors fallu passer par quatre étapes de construction supplémentaires pour arriver au «  plasma complet » d’ici 2033.

Le nouveau programme prévoit en revanche de passer plus rapidement à la phase concrète après la mise en service. Certes, les premiers plasmas n’arriveront pas avant 2034 au plus tôt. Mais tous les changements prévus devraient permettre de passer directement à la phase  » béton « . 27 mois de recherches approfondies « pour aller au cœur du problème d’ici 2036.

En avançant ainsi pas à pas, les ingénieurs espèrent pouvoir construire sur de bonnes bases… et surtout montrer leurs lettres de noblesse à l’ASN, qui devra de toute façon donner son feu vert avant de lancer des réactions de fusion à long terme.

ITER a-t-il encore un avenir ?

Mais même si tout se déroule comme prévu, cela ne signifie pas que le tokamak atteindra sa maturité plus rapidement. Le nouveau programme prévoit toujours une montée en puissance progressive. Il faudra encore un certain temps avant que les opérations deutérium-tritium (ou DT, la paire d’isotopes de l’hydrogène qui doit soutenir les réactions de fusion commerciales) puissent commencer. Une fois mis en service, le réacteur ne chauffera que de l’hydrogène conventionnel, puis du deutérium pur, avant de passer aux opérations DT vers 2039.

La question est désormais de savoir si le jeu en vaut encore la chandelle, dans un contexte où le risque de voir ITER battu par un autre programme n’a jamais été aussi élevé. Troy Carter, chercheur en fusion nucléaire interrogé par Sciencereconnaît qu’il s’agit d’une préoccupation légitime. Il s’attend à ce que certains intervenants exigent qu’une partie du budget soit réaffectée à des projets privés qui promettent d’atteindre leur objectif plus rapidement. Heureusement, de nombreux spécialistes semblent convaincu que le réacteur de Cadarache a toujours sa place — même si cela impliquera probablement reconsidérer son statut de pionnier et mettre ITER au service de l’industrie.

Fusion nucléaire KSTAR
Plasma dans le tokamak coréen KSTAR. © National Fusion Research Institute Korea

 » ITER nous fournira un plasma hautement diagnostique que nous pourrons utiliser pour faciliter le travail de ces appareils commerciaux. Ce sera une plateforme très utile à de nombreux niveaux.  » dit Carter.

La direction d’ITER, de son côté, semble partager cette interprétation. La fusion est depuis longtemps une science où la coopération internationale est la norme. Et je crois que nous devons rendre au secteur privé ce que nous avons accompli avec cet argent public. « , a déclaré Pietro Barabaschi, directeur général d’ITER, lors de la conférence.

Certains y verront une décision pragmatique pour assurer l’avenir d’un projet extrêmement complexe et ambitieux qui promet de transformer complètement notre civilisation. D’autres y verront probablement un aveu d’échec, en demi-teinte, pour défendre la légitimité d’un projet outrageusement coûteux et potentiellement déjà obsolète. Pour l’heure, il est encore impossible de départager les deux camps. Il ne reste donc plus qu’à attendre le prochain conseil ITER, les 19 et 20 juillet, pour voir si ce nouveau plan sera effectivement validé – et si oui, quel impact cela aura-t-il sur cette course à la fusion aux enjeux énormes.

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Ray Richard

Head of technical department in some websites, I have been in the field of electronic journalism for 12 years and I am interested in travel, trips and discovering the world of technology.
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