Daniel Kretinsky veut payer Atos

Malgré les soubresauts boursiers, l’affaire est très bien lancée. Depuis un mois et l’annonce « à l’unanimité » par le conseil d’administration d’Atos de l’entrée « en négociations exclusives avec EP Equity Investment »la multinationale française, auto-célébrée comme « leader mondial de la transformation numérique, du calcul haute performance et des infrastructures informatiques », est sur le point de tomber entre les mains de Daniel Kretinsky. Un coup de maître.
Le milliardaire tchèque a fait fortune dans l’énergie en rachetant notamment des centrales à charbon dont plus personne ne voulait, guidé par la très profitable intuition que ces sites de production d’électricité polluants resteraient nécessaires encore quelques années. Fort de la fortune amassée et d’un réseau d’influence bien huilé, il a bâti au fil des années un bel empire, agrandi il y a un mois par le rachat du groupe Casino.
Offres d’achat étonnamment réduites
Il faut dire que plus la situation financière d’une entreprise est mauvaise, plus le milliardaire a de l’appétit. Dans le cas d’Atos, c’est servi. En janvier 2022, Rodolphe Belmer, alors PDG du géant du numérique, a procédé à un audit des comptes. L’entreprise, anciennement dirigée par l’actuel commissaire européen Thierry Breton, a accumulé près de 3,5 milliards d’euros de dettes. Quant aux résultats des activités, « on est loin d’avoir la rentabilité des autres entreprises du numérique », reconnaît Didier Moulin, délégué syndical CGT Atos & Eviden. En quête d’argent frais, Bertrand Meunier, président du groupe, acte, sur les conseils du cabinet McKinsey, en juin 2022, la scission des activités. Ainsi sont nées Tech Foundations, spécialiste de l’externalisation, et Eviden, en charge du Cloud (utilisation de serveurs informatiques distants), du big data (traitement massif de données) et de la cybersécurité. Les réactions ne se font pas attendre, et plusieurs offres d’achat sont présentées.
En septembre 2022, Onepoint, société spécialisée dans la transformation numérique des entreprises et employant 3.000 salariés, avait formulé une offre de 4,2 milliards d’euros pour croquer Eviden. « L’opportunité de construire un grand champion français du numérique », soutient son président, David Layani. Mais la multinationale, forte de ses 60 000 salariés, a rejeté la proposition de ce petit concurrent. Contactée, la direction d’Atos évoque « un projet industriel peu clair ». Airbus voit sa candidature également rejetée. Le ministère des Armées considérerait l’avionneur trop proche de l’Allemagne. Thales envisagerait également de reprendre une infime partie du groupe. Pour l’instant, Atos ne répond pas.
Daniel Kretinsky, lui, avance ses pions. Son fonds d’investissement Vesa Equity Investment propose 100 millions d’euros et la reprise de 1,9 milliard de dettes pour conquérir Tech Foundations, la branche la moins rentable, qu’aucun repreneur n’envisage… Avec plus de 6 milliards d’euros de chiffre d’affaires, Tech Foundations ne réalise que 1,3 % de marges. Mais le fonds Kretinsky s’est fait une spécialité de parier sur « des entreprises à fort potentiel de croissance dans lesquelles nous pouvons ajouter de la valeur », assure le groupe dans un communiqué.
Ce n’est pas tout. L’homme d’affaires souhaite également entrer au capital d’Eviden, la branche la plus lucrative du groupe. Avec près de 5 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2022, les activités Cloud, Big Data et cybersécurité génèrent une marge de 5,2%. Contre 217,5 millions d’euros, le milliardaire obtiendrait 7,5% du capital, devenant ainsi son premier actionnaire, avec une place de choix au conseil d’administration.
l’élysée serait à la manœuvre
Mais c’est cette opération qui bloque, car elle pose un problème en termes de souveraineté numérique et industrielle (voir ci-contre). « La vente à des acteurs étrangers ne doit avoir lieu que lorsqu’il n’y a pas d’investisseurs français. Dans le cas d’Atos, c’est totalement différent, les offres françaises n’ont même pas été étudiées ! » s’insurge Cédric Perrin, sénateur du Territoire de Belfort et vice-président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des armées. Même remarque du côté des syndicats, qui se sont emparés du sujet en septembre 2022. « Nous avons alerté le ministère de l’Économie et demandé à l’État de maintenir ce fleuron dans le giron français. Depuis, nous n’avons eu aucune suite.déplore un membre de la CFDT d’Atos.
Ni Bercy ni le ministère des Armées n’auraient eu leur mot à dire. « Le silence du gouvernement s’impose car c’est l’Élysée qui décide », comprend le sénateur Cédric Perrin. Contactée, la Présidence de la République n’a pas répondu à nos questions.
Les salariés aimeraient y voir clair dans toute cette opacité. « On l’a suivi dans la presse, comme une course de chevaux. Car, du côté des autorités, c’est silence radio, nous ne sommes pas consultés, dit Didier Moulin, de la CGT. Nous espérons qu’un comité social et économique extraordinaire se tiendra dans les prochains jours pour déclencher un droit d’alerte économique. Il est essentiel qu’un rapport d’expertise soit exécuté avant la conclusion de la transaction. »
Malgré ces embûches, Daniel Kretinsky reste en pole position d’une course qui arrive dans la dernière ligne droite. « Une assemblée générale exceptionnelle sera convoquée et, en fonction du vote des actionnaires et de l’avis des partenaires sociaux, la reprise sera actée »indique la direction d’Atos vers Humanité. Réunis au sein d’un syndicat d’actionnaires d’Atos (Udaac) en colère, les petits actionnaires mènent la révolte pour empêcher que la barre des deux tiers en faveur de la vente ne soit atteinte. Si la transaction est actée, Daniel Kretinsky portera un grand coup. « C’est un peu comme acheter Atos pour un euro symbolique »résume Cédric Perrin.
Grb2