critique du film d’action de l’année
Alors garçon
En France, Soi Cheang était particulièrement connu pour le coup d’État de Limboun thriller dont le nihilisme n’a d’égal que sa photographie en noir et blanc absolument étouffante. Le cinéaste a pourtant eu l’occasion de s’imposer dans le cinéma « moribond » de Hong Kong, en renouvelant à sa manière les codes de son âge d’or. Du néo-noir gore proche de Category III (Morsure de chien) au thriller paranoïaque (Accident) à travers le film d’arts martiaux (SPL 2), le gars est en effet un touche-à-tout talentueux, et peut-être l’un des derniers grands auteurs de Hong Kong face à la standardisation de l’industrie chinoise.
Après s’être lui-même essayé aux blockbusters continentaux avec la trilogie de Roi des singesCheang revient à Hong Kong avec une colère évidente, perceptible dans la violence de ses récits (Limbo), dans la folie de ses concepts (Le destin fou) et surtout à travers un dénominateur commun : la question de l’identité et de sa perte. Pour un cinéaste qui a choisi de réinvestir le territoire de Hong Kong et la complexité de son histoire, entre colonisation britannique et rétrocession à la Chine, c’est bien un doute existentiel qui tiraille ses personnages, et le lieu dans lequel ils tentent de trouver une place.
Plus que jamais, La Cité des Ténèbres Le film rend explicite ce postulat en faisant de son protagoniste Chan Lok-kwun (Raymond Lam) un immigré clandestin fuyant un puissant chef des Triades. Désespéré, l’homme traqué se réfugie dans la Kowloon Walled City, un bidonville où il bénéficie de la protection de son chef, Cyclone. Mais c’est précisément à ce moment-là que les différents gangs de la ville convoitent cette zone de non-droit, prétexte idéal pour des bagarres maximales.
À partir de ce concept relativement ancien, Soi Cheang se positionne dans le sillage d’un cinéma en voie de disparition. Alors que la plupart de ses modèles et mentors (Tsui Hark et Johnnie To me viennent à l’esprit) semblent avoir abandonné, La Cité des Ténèbres a une dimension éminemment politique. Derrière le romantisme assumé de son approche, adaptée du manhua d’Andy Seto, la représentation de la ville réelle de Kowloon est déjà tout un symbole. Cette enclave anarchique, représentant un melting-pot sociétal, a toujours été un caillou dans la chaussure des autorités britanniques lors de la colonisation.
Si le long métrage se déroule dans les années 80, c’est aussi pour saisir un changement : l’annonce de la Rétrocession, qui va amorcer le démantèlement de Kowloon en 1993. Entre panoramas CGI et décors de studio remplis à ras bord de structures hétéroclites (la mise en scène se veut aussi chargée et complexe que celle de Limbo), le film fait du bidonville un fantasme cinématographique, et par extension le dernier bastion métaphorique de toute une époque. Les escaliers à ciel ouvert encadrent les pièces, elles-mêmes composées de matériaux de récupération dans ce labyrinthe de béton et de câbles. À travers cette beauté du collage et du mélange (la photographie est une fois de plus superbe), il y a toute la déclaration d’intention du cinéaste.
Massacre de Hong Kong
Comme d’habitude, Soi Cheang filme Hong Kong à travers sa diversité, à travers son chaos historique qui a relié les cultures et les ethnies. SPL 2 Et Morsure de chien Dans ce film, Chan Lok-kwun espère voir Hong Kong comme une terre d’opportunités. Ses espoirs se mêlent à sa désillusion, tandis que le cinéaste adopte avec ferveur son regard frais et innocent sur des décennies de guerre des gangs. En revanche, Cheang se fait plaisir en faisant jouer les chefs des Triades par de grands noms du cinéma hongkongais (Sammo Hung, Louis Koo et Richie Jen).
Il y a dans La Cité des Ténèbres une mélancolie évidente, le sentiment d’assister à l’un des derniers tours de roue d’une culture qui nous a tant enthousiasmés. C’est peut-être aussi pour cela que le film continue de muter, commençant comme un thriller brut façon Johnnie To, avant d’évoluer délicieusement vers un drame familial aux accents tragiques, et vers un pur film de kung-fu extravagant.
Il convient également de souligner la galvanisation de ses scènes d’action.porté par la vivacité de sa coupe (on pense au Ip Man Et Point d’éclair(également producteur exécutif du film). Dans ce mouvement même, Cheang relie le passé et le présent, entre ses cascades improbables et ses extensions numériques bien pensées (mention spéciale à ce plan où Chan Lok-kwun soulève un corps pour encastrer sa tête dans un mur).
Au début, les focales courtes et les mouvements rapides de la caméra jouent avec les contraintes des petits espaces de Kowloon. Les joutes se renouvellent sans cesse au cœur de ces limitations spatiales, avant que le bac à sable ne s’élargisse. Peu à peu, ce rapport au tangible virevolte volontiers, tandis que les personnages se transforment en surhommes câblés dans un crescendo des plus jouissif.
Si la fin est inévitable, autant repartir avec panache dans un dernier baroud d’honneur totaloù chacun se jette à corps perdu dans la mêlée. Dans cette poésie mortifère et sans avenir, La Cité des Ténèbres (dont le titre original est préféré, lourd de sens, Le Crépuscule des Guerriers) sacrifie une bonne partie de ses idoles, avec ce soupçon d’espoir de voir la nouvelle génération prendre le relais. On y croit à moitié, mais Soi Cheang retrouve aussi cette insouciance, osons le dire cette naïveté du Hong Kong des années 80, où tout était encore possible.