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Contre les ravages du capitalisme, ils prônent une écologie décoloniale

Contre les ravages du capitalisme, ils prônent une écologie décoloniale

Douarnenez (Finistère), envoyé spécial

L’écologie implique d’inventer d’autres manières d’habiter le monde. Autrement que dans une logique capitaliste, extractiviste, qui sépare les humains du reste du vivant pour mieux les exploiter. Or, le capitalisme est aussi un colonialisme, qui écrase d’autres tentatives de faire monde. Pour penser l’écologie, il est donc urgent de l’associer à la pensée décoloniale. Tel était le mantra autour duquel de nombreux invités du festival du film de Douarnenez, dans le Finistère, ont débattu du 17 au 24 août.

Pour ses 46et édition, le festival breton a mis à l’honneur «  Les peuples du Brésil » — il y a 1,7 million d’autochtones dans le pays. L’occasion de projeter de nombreux courts et longs métrages sur la prévalence des luttes sociales, raciales et homosexuelles dans ce pays (1)et bien sûr les écologistes. Et d’inviter ceux qui sont les plus touchés par les ravages de ce capitalisme colonial.

«  Ils ont brûlé notre maison »

«  Ils ont incendié notre maison il y a deux semaines à peine, le 9 août, Journée internationale des peuples autochtones. »raconte avec amertume Tupa Nunes, chaman et chef de l’ethnie guarani Mbyá au Brésil. Devant le public breton, il décrit comment, depuis 2022, sa communauté souffre «  l’invasion » d’une entreprise espagnole qui prétend avoir des droits sur leurs terres et qui prévoit d’y construire un complexe hôtelier de luxe. Les bulldozers détruisent les arbres, polluent le lac et ce qui reste de la forêt est peu à peu privatisé, malgré la résistance des Guaranis et les condamnations de la Cour fédérale brésilienne, qui n’inquiètent visiblement pas les Espagnols et leurs gardes armés.

Cet agriculteur de l’État du Pará (Brésil) a mis le feu à la forêt tropicale autour de sa maison (2020). Les incendies sont principalement liés à la volonté d’augmenter les superficies cultivées, notamment de soja.
© Carl de Souza / AFP

«  Nous recevons des menaces de mort et nous ne sommes pas les seuls. De nombreux villages indigènes sont incendiés, nous entendons parler chaque jour de nouveaux meurtres dans nos communautés. De nombreux agriculteurs envahissent nos terres et les détruisent pour cultiver des aliments pollués. »témoigne le chaman guarani.

Colonialisme chimique

L’agriculture y est une cause majeure de pollution et de déforestation, et se trouve donc au carrefour des enjeux écologiques de biodiversité et de dérèglement climatique. Les pesticides en particulier, dont le Brésil consomme 20 % % de la production mondiale, incarnent ce que Larissa Mies Bombardi décrit comme une «  colonialisme chimique ».

La géographe brésilienne a mené un travail approfondi sur ce qu’elle appelle le «  agrotoxines ». «  Parce que les mots ont une force politique : parler des pesticides laisse penser que ces produits « tuent les nuisibles » et sont vertueux. Tandis que les agrotoxines sont toxiques pour la population »précise-t-elle en préambule depuis la scène des Halles de Douarnenez.

Rien que dans les années 2010, le chercheur a identifié près de 57 000 personnes intoxiquées par des agrotoxines au Brésil. «  Et on estime qu’il y en a cinquante fois plus qui ne sont pas répertoriés, soit plus de deux millions de personnes au total. »Parmi les victimes, on trouve surtout des populations noires et des peuples indigènes, de nombreux enfants et bébés et des femmes, qui portent un énorme fardeau dans ce carnage puisqu’ils sont eux-mêmes victimes d’avortements spontanés et d’empoisonnements liés à ces agrotoxines, et se consacrent ensuite aux soins d’autres victimes.

La chercheuse Larissa Mies Bombardi explique comment la pulvérisation de pesticides peut aider à « éliminer ou expulser « les indigènes de leurs terres, au profit des grands propriétaires fonciers et des industriels.
© Jean-Marie Heidinger / Reporterre

Le caractère systémique et colonial de la souffrance générée par ces produits se reflète dans sa structure économique. Ces agrotoxines sont utilisées pour une agriculture industrielle massivement vouée à l’exportation, pilotée par quatre multinationales occidentales : les Allemandes BASF et Bayer, l’américain Corteva et Syngenta (ex-suisse et racheté par un groupe chinois) détiennent à eux seuls environ 70 % du marché mondial des agrotoxines et des semences agricoles.

À cela s’ajoutent des cas d’empoisonnement criminel, par pulvérisation aérienne d’agrotoxines sur les peuples autochtones. Une façon, selon Larissa Mies Bombardi, de «  les éliminer ou les expulser » de leurs terres, au profit des grands propriétaires fonciers et des industriels.

«  Ce colonialisme chimique prolonge et accroît les mêmes inégalités raciales, sociales et de genre que le colonialisme historique. »dénonce la chercheuse. Elle-même a été gravement menacée et séquestrée chez elle en 2020 à cause de son travail, et a dû s’exiler en France pour assurer sa sécurité.

Colonisation de l’intérieur

La France est cependant loin d’en avoir fini avec la logique coloniale, notamment sur les questions écologiques. «  Il y a une invisibilité des territoires d’outre-mer dans le récit écologique national »note Erwan Molinié, doctorant en sociologie et spécialiste de ces territoires.

Le scandale sanitaire du chlordécone, pesticide massivement utilisé en Guadeloupe et en Martinique depuis des décennies malgré ses dangers connus, est emblématique du traitement inégal de ces territoires. C’est aussi l’arbre qui cache la forêt : les territoires d’outre-mer en France restent ceux qui utilisent le plus de pesticides par hectare, ceux où les données sur ces usages sont les moins documentées, où les risques sont sous-estimés et les moins reconnus, dénonce le chercheur : «  Dans toutes les régions de France métropolitaine, les agriculteurs sont indemnisés pour les maladies professionnelles liées aux pesticides. À La Réunion ou à Mayotte, le chiffre est… nul. Une autre forme d’écologie coloniale. »

David, décédé en 2010 à l’âge de 46 ans, était l’un des nombreux ouvriers agricoles tombés malades après avoir travaillé dans des plantations de bananes en Martinique et en Guadeloupe.

L’oppression prend parfois des contours géographiques plus flous : les populations et les savoirs traditionnels ont également été écrasés en France métropolitaine par «  un mode de vie extractiviste hégémonique, qui sépare les humains les uns des autres et les espèces les unes des autres »décrit, sur la même scène que les chercheurs précédents, Aude Chesnais, anthropologue, spécialisée en écologie politique. «  Cela crée une crise d’identité. Comment, en tant qu’Occidental non racialisé, puis-je me considérer comme autre chose qu’un extractiviste ? ? »

Laurent Gall a exploré cette question en Bretagne. Cet ethnoécologue étudie, depuis les années 2000, la «  mémoire en cours d’effacement » Paysans bretons. Le traumatisme du grand remembrement qui, à partir des années 1950, a industrialisé à rythme forcé l’agriculture locale, s’exprime chez les vieux paysans à travers l’expérience de la disparition et du remplacement des plants.

«  Les biocides ont-ils également un effet mémoricide ? ? »

«  Autrefois, on se soignait avec la bardane. On savait où et quand aller chercher la récolte du chrysanthème ou de la joubarbe. Leur disparition des champs au profit de l’agriculture industrielle a été pour ces agriculteurs un effondrement de l’espace et du temps liés à ces plantes. La juxtaposition entre l’avènement des pesticides, ou plutôt des biocides, et la perte des savoirs écologiques des agriculteurs traditionnels est frappante. Les biocides ont-ils aussi un effet mémoricide ? ? »demande le chercheur.

Cultiver les plurivers

Alors comment décoloniser le monde ? ? Inspiré par le «  ontologies relationnelles » qui forgent les visions du monde de communautés qui résistent à l’effacement capitaliste, de la Bretagne au Brésil. En tissant des liens avec les vivants qui s’affranchissent des rapports d’exploitation érigés en norme par la modernité occidentale.

«  Il faut commencer par cesser de discréditer les sciences non occidentales, des savoirs relégués au rang d’« ethnosciences » et rendus invisibles. »suggère Aude Chesnais. «  Il faut politiser le renoncement, car le renoncement n’est pas facile quand il s’agit de tout un modèle, d’un savoir, de toute une vie. »ajoute Erwan Molinié.

Les deux chercheurs, avec d’autres, ont lancé la revue PluriversLe nom, emprunté à la lutte zapatiste au Chiapas, au Mexique, nous invite à réfléchir à la cohabitation entre différentes manières d’habiter le monde, loin de notre universalisme, «  bien intentionné mais qui efface les différences et les inégalités »prévient Erwan Molinié.

Lire aussi : Açaï, stevia : au Brésil, les peuples autochtones luttent contre la dépossession de leurs plantes

Décoloniser l’écologie, c’est aussi une question de vigilance et de réactivité dans la lutte. Après le récit de son combat pour sa terre, le chaman Tupa Nunes est interpellé par un habitant de Douarnenez. «  Nous aussi, nous perdons l’héritage de nos ancêtres. L’abri du marin sur le port était un bien commun et a été racheté par un promoteur immobilier. »Elle explique. Et de conclure avec une alerte qui transcende les continents : «  Si nous ne réagissons pas, la prédation continuera ici aussi… »

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